La bataille des langues
Numéro coordonné par Bernard Cassen

 

Cette arme de domination...
 
1. Une vision du monde

Il faut être naïf ou ignorant pour ne voir dans une langue vivante qu´un  outil de communication, comme le sont les langues artificielles. Au-delà  des barrières sociales, et comme le démontrent d´innombrables travaux de  neurophysiologistes et de psychologues, elle ne se réduit pas à un  simple code pour l´échange d´informations, mais elle constitue le  creuset même de l´identité de chacun. Comme a pu l´écrire Régis Debray,  « elle n´est pas un instrument, mais un milieu de vie, le fil d´or d´une  vitalité longue et singulière ». On ne voit pas et on ne pense pas le  monde, pas plus que l´on ne crée ou n´invente, de manière identique à  travers le prisme du norvégien et à travers celui du quechua ou du chinois.
   Ce qui est vrai des individus l´est aussi des communautés et des  nations. Pour le grand historien Fernand Braudel, « la France, c´est la  langue française ». Il aurait pu en dire autant de la Wallonie et du  Québec. Les affrontements que connaît la Belgique, au point de remettre  en cause son existence, ont certes une dimension économique et sociale,  mais ils se cristallisent sur la question linguistique. C´est autour du catalan que s´est forgée la résistance à l´oppression franquiste en  Catalogne, comme autour du basque au Pays basque espagnol. Malte serait  simplement un paradis fiscal et un pavillon de complaisance sans la  force centripète et fédératrice du maltais.
  Les « élites » off shore, en particulier en France, ont tôt fait de  qualifier de « nationalisme » l´attachement des peuples à leur langue, alors que c´est parfois tout ce qui leur reste pour « faire société » et s´inscrire dans une histoire partagée. Précisément parce qu´à l´heure de  la libre circulation des capitaux, des biens et des services l´existence  de sociétés leur apparaît comme un déplorable anachronisme entravant la  course planétaire aux profits. Mais gare aux retours de bâton qui, eux, effectivement, peuvent prendre la forme régressive de replis identitaires.

Autres articles :
Adorno et l´allemand (Jacques Derrida), Parler arabe, mais en Rolls ou en Wolkswagen ? (Edward W. Said), Résistance du catalan (Víctor Gómez Pin), A Malte, l´expression est histoire (Martine Vanhove), Culture wallonne ou culture francophone ? (Serge Govaert), Une expression de la lutte des classes au Québec (Jacques Cellard)

 

2. Le dépassement d´un « moi divisé »

Parmi les séquelles de toute colonisation, la question linguistique est celle qui n´a jamais pu trouver de réponse complètement satisfaisante.  Les puissances coloniales - américaine (à Porto Rico), belge (au Congo)  ou, dans leurs empires respectifs, britannique, espagnole, française et  portugaise - ont, à des degrés divers, imposé l´usage de leur langue à  des populations qui en parlaient une ou plusieurs autres. Une fois  venues les indépendances, les nouveaux États ont dû choisir une langue officielle et, dans la majorité des cas, ce fut celle du colonisateur. Aucune des langues « nationales » parlées sur leur territoire (et, en  Afrique, elles peuvent se compter par dizaines, voire davantage) n´aurait pu prétendre à un statut privilégié. Et pour les dirigeants des  mouvements de libération nationale - souvent formés dans les écoles et universités de la « métropole » - la langue de l´oppresseur, après avoir  été une arme efficace pour le combattre, devenait un moyen d´accès à la communication internationale.
 Pour les écrivains, le choix était douloureux : soit, lorsqu´ils la  maîtrisaient, écrire dans une langue « nationale », donc la valoriser,  mais en acceptant de ne trouver qu´un petit nombre de lecteurs et de ne  pas bénéficier d´une reconnaissance extérieure ; soit écrire dans la  langue du colonisateur et, d´une certaine manière, « trahir » un peu les siens.
Ce dilemme, les créateurs l´ont maintenant largement dépassé, la  culpabilisation n´est plus de mise. D´autant qu´ils pratiquent d´enrichissants va-et-vient entre la langue de leur écriture et la langue de leur mère, et que c´est parfois pour eux l´occasion de  redécouvrir les potentialités de cette dernière. En contrepartie, ils entendent être reconnus comme membres à part entière de leur communauté  littéraire choisie : écrivains anglais et non pas anglophones, écrivains français et non pas francophones. Ces dernières années, avec l´élection de François Cheng et d´Assia Djebar, l´Académie française a mis fin à cette ségrégation dépourvue de sens pour le lecteur.

Autres articles :

Cicatriser mes blessures mémorielles...  (Assia Djebar),  Divergences coloniales sur l´enseignement du vernaculaire (Robert Cornevin),  Ni « petit-nègre » ni « petit-français » (Mwatha Musanyi Ngalasso),  La patrie littéraire du colonisé (Albert Memmi),  La dignité retrouvée du guarani au Paraguay (Ruben Bareiro-Saguier), Des « métèques » dans le jardin français (Tahar Ben Jelloun)

 

3. Réponses de la francophonie

S´il est un terme qui irrite fortement une bonne partie des  journalistes, publicitaires, essayistes de plateaux de télévision et  grands patrons, c´est bien celui, terriblement ringard pour eux, de  francophonie. Ils sont rejoints par des porte-parole de groupes se  revendiquant de la gauche, de l´altermondialisme et de l´extrême gauche qui le cataloguent comme un vestige néocolonial et comme un faux nez de  la « Françafrique ». La plupart ignorent que c´est à l´initiative non  pas de Paris, mais de capitales africaines, qu´a été créée en 1970 à Niamey (Niger) la première structure intergouvernementale regroupant à  l´époque vingt et un États francophones : l´Agence de coopération  culturelle et technique. Il y a une dizaine d´années, l´Agence s´est  transformée en Organisation internationale de la francophonie (OIF),  rassemblant actuellement soixante-huit membres « ayant le français en partage ». On peut assez facilement tourner en dérision les grand-messes que sont  les Sommets francophones, d´où il sort beaucoup plus de discours que de mesures concrètes. Surtout quand certains États membres (notamment en Europe de l´Est) préfèrent l´anglais au français dans les enceintes européennes et internationales. S´ils tiennent pourtant à faire partie de l´OIF, c´est parce qu´ils voient en elle un élément, certes modeste, de diversification de leur politique étrangère. Un petit pas vers la multipolarité. Derrière les institutions, il existe aussi une réalité : une proximité culturelle fondée sur la langue, comme c´est aussi le cas entre les États où l´on parle arabe, espagnol, portugais ou turc. Surtout, la francophonie a opéré une mutation sensible : elle ne se contente plus de vouloir défendre et illustrer la langue française ; elle se veut la championne de la diversité linguistique (en premier lieu chez ses membres) et du pluralisme culturel. Tous ceux qui ne se résignent pas à une standardisation universelle sous la férule de l´anglo-américain devraient s´en sentir solidaires.

Autres articles :

Solidarité et multipolarité planétaires (Ignacio Ramonet), L´épreuve de la liberté (Philippe de Saint Robert), Le plus court chemin vers l´universel (B. C.), Entre le « tout Coca-Cola » et le « tout ayatollah » (Stélio Farandjis), Une jambe qui manque (Michel Guillou), Au service du pluralisme culturel, (Abdou Diouf)

 

4. La chape de l´anglais

 Dans son Combat pour le français (Odile Jacob), Claude Hagège cite l´écrivain britannique T. B. Macaulay, qui, en 1835, assignait à la colonisation de l´Inde la mission de former « une classe d´individus indiens de sang et de couleur, mais anglais par leurs goûts, leurs opinions, leurs valeurs et leur intellect ». Un peu moins de deux siècles plus tard, l´entreprise de colonisation des esprits des « élites » - qui disent aux peuples ce qu´ils doivent penser - est devenue planétaire. Elle sert moins les intérêts politiques du Royaume-Uni que ceux des États-Unis, en tant que promoteurs et premiers bénéficiaires de la mondialisation néolibérale. Mais elle a toujours comme principal vecteur la diffusion de l´anglo-américain. Hagège montre bien la « solidarité naturelle » qui, depuis Adam Smith et David Ricardo, « unit l´idéologie libre-échangiste et la langue anglaise ». Ces « assises libérales communes » sont confortées par les actions volontaristes de la nébuleuse des décideurs politiques et économiques anglo-saxons qui, eux, ont parfaitement compris les avantages - en  premier lieu le formatage des esprits sur leur « modèle » - et la rente financière qu´ils retirent de l´imposition d´une langue unique mondiale,  la leur. Il est dans l´ordre des choses que ces actions soient relayées et exaltées par tous ceux qui, par intérêt ou par conviction idéologique, aspirent à la servitude volontaire au sein de l´Empire. Il est, en revanche, ahurissant que des forces et des individus se réclamant de l´antilibéralisme n´aient toujours pas compris le rôle que l´anglo-américain joue - à leur détriment - dans les combats qu´ils mènent. En France, il faut chercher la clé de cette myopie dans leur rapport à la langue française : n´a-t-elle pas été celle de la colonisation et de la marginalisation des langues dites « régionales » ? Dans ces conditions, elle serait, par essence, « répressive », alors que l´anglais serait « neutre » puisqu´il ne leur donne aucune mauvaise conscience. Avec de telles analyses, le néolibéralisme a de beaux jours devant lui...

Autres articles :

La langue-dollar (B. C.), L´utile avant le beau, un choix de civilisation (Philippe Lalanne-Berdouticq), Un abus de position dominante (Pierre Lelong), La hantise des laboratoires : "to be" ou ne pas être ? (Philippe Lazar), Sarcasmes médiatiques contre la loi Toubon (B. C.), La science comme elle se parle... (Jean-Marc Lévy-Leblond), Anglicisation forcenée dans les entreprises (B. C.)

 

5. Des stratégies de résistance

Langue et politique sont intimement liées. C´est ce que n´ont toujours pas compris certains linguistes qui croient à une sorte de « marché » naturel des langues. Ils consignent la montée de telle d´entre elles et la disparition de telle autre à la manière dont les opérateurs suivent les hauts et les bas des cours de la Bourse. La notion de politique linguistique les choque, car elle interfère avec la « main invisible » régulant ce « marché » qui constitue leur corpus de recherche. Ils oublient que les États, lorsqu´il faut sauver les investisseurs au détriment du contribuable, renflouent les institutions financières défaillantes. Dans une visée plus respectable, ce sont aussi les États qui, par leurs interventions, ont permis à certaines langues (hongrois, finnois, tchèque, estonien, hébreu israélien) de survivre ou de s´adapter à la modernité. Les politiques linguistiques sont donc le moyen, pour les entités infra-étatiques, étatiques et supraétatiques, de contrecarrer la dérive naturelle du « marché » vers l´acteur le plus puissant, en l´occurrence l´anglais. Il ne s´agit pas de lutter contre cette langue, mais de promouvoir les autres, dans une logique de pluralisme. D´autant que le « marché » est par définition « court-termiste » et incapable de se projeter vers l´avenir. Les médias regorgent d´articles sur la montée en puissance de l´Asie, mais qui se soucie de l´enseignement du chinois, du coréen, du japonais, du malais ou du vietnamien ? Dans l´immédiat, les actions de résistance à l´homogénéisation consistent d´abord, pour les gouvernements, à faire appliquer strictement les régimes linguistiques des organisations internationales dont ils sont membres. En théorie, l´anglais n´y est pratiquement jamais la langue unique officielle ou de travail. La pratique est très différente, et cela vaut tout autant pour l´Union européenne. Une piste pleine d´avenir n´est pas encore explorée, faute de volonté politique : l´intercompréhension des langues romanes, qui ferait de l´ensemble de celles-ci une seule langue, parlée par plus d´un milliard d´êtres humains.

Autres articles :

Une idée en marche, la latinité ( Philippe Rossillon), Entre locuteurs de langues romanes, on peut toujours se comprendre (B. C.), Esprit de famille (Françoise Ploquin), Un multilinguisme émancipateur (José Vidal-Beneyto), Bruxelles devrait être une vitrine (B. C.), Cartographie  (Cécile Marin), Les langues officielles, La francophonie, Les pays anglophones, Compléments documentaires, Cinq millénaires d´aventure des écritures, Me réapproprier le malgache (Jean-Luc Raharimanana), Les grandes organisations linguistiques, L´esprit de la francité (discours de Léopold Sédar Senghor), Le Forum francophone des affaires, Le protocole du renoncement (B. C.), Le Prix de la carpette anglaise, Une communauté du regard (discours de François Mitterrand), Des confins au centre de la galaxie (B. C.)

 

 

Source : Le Monde Diplomatique, Manière de voir n°97, février-mars 2008

http://www.monde-diplomatique.fr/mav/97/

 

 

*************************************
 


Réactions :

Il semblerait qu'ait été oublié - encore une fois, cela ne nous surprendra pas de la part de Cassen - l'outil de résistance le plus prometteur (l'espéranto), dans le chapitre 5.
 Si la revue n'est que la compilation d'articles déjà parus dans le Monde  Diplomatique, tout s'explique. Sinon, dommage, une nouvelle chance perdue.
  Quelle blague, franchement, quand ils tartinent encore sur leur lubie de  l'intercompréhension - et osent affirmer surtout que cette piste n'est pas explorée, malgré les projets européens qui ont été lancés dans le domaine ! Ce n'est pas cette piste qui n'est pas explorée, c'est celle de  l'espéranto, arrêtez de fermer les yeux sur l'évidence !
  « Une piste pleine d´avenir n´est pas encore explorée, faute de volonté  politique : l´intercompréhension des langues romanes, qui ferait de  l´ensemble de celles-ci une seule langue, parlée par plus d´un milliard  d´êtres humains. »
  Peut-être que la revue papier va plus loin, on ne sait jamais. Si certains l'achètent en kiosque, merci de faire part de vos réactions. Le contenu est-il intéressant ? Apporte-t-il du nouveau, ou ne fait-il  que ressasser ce qu'on sait, que répéter le contenu des numéros 48 et 69  de la revue Panoramiques ? À voir, à comparer !

 
 AK

 

 

Je tiens à souligner que l'équipe du Monde Diplomatique ne publie pas les textes DE CEUX QUI NE SONT PAS EXACTEMENT DANS SA LIGNE POLITIQUE. Dès qu'il y a quelque chose qui les dérange, ils ne posent aucune question, ils vous évincent.

Je le sais parce que j'ai eu affaire à eux. En 2003, « les amis du Monde diplomatique » m'avaient aidé à organiser une conférence à Belfort. Je ne sais pas trop ce qui a pu leur déplaire. Toujours est-il que je n'ai plus été sollicite par eux pour quoi que ce soit. Il y a à l'intérieur de l'équipe rédactionnelle un noyau dur d'anciens idéalistes du PC qui ont changé de peau pour apparaître comme des « nouveaux humanistes ». Ils détestent également qu'on puisse avoir des idées plus originales que les leurs.

Bernard Cassen est, a ce que je sais, un ancien prof d'anglais qui travaillait dans une fac de lettres. Son ouverture d'esprit semble insuffisante pour même prononcer le mot "esperanto" et découvrir ce qu'il peut offrir.

On peut quelquefois penser qu'on va pouvoir utiliser un véhicule médiatique pour promouvoir ponctuellement une idée donnée mais, dans les faits, l'honnêteté intellectuelle de ces gens-là n'existe pas. Ils faut être associe avec eux depuis toujours et coller à 100% à leur programme pour pouvoir utiliser leur dispositif. Ils ne laissent aucune liberté intellectuelle à leurs associes. IL FAUT ÊTRE DANS LA LIGNE ET UNIQUEMENT DANS LA LIGNE et ces nouveau humanistes se transformeraient facilement en dictateurs si on leur donnait le pouvoir. Cela ne fait aucun doute.
 
Charles Durand
 

 

 

 

Haut de page