La bataille des langues
Cette arme de domination...
Il faut être naïf ou ignorant pour
ne voir dans une langue vivante qu´un outil de communication,
comme le sont les langues artificielles. Au-delà des barrières
sociales, et comme le démontrent d´innombrables travaux de
neurophysiologistes et de psychologues, elle ne se réduit pas à un
simple code pour l´échange d´informations, mais elle constitue le
creuset même de l´identité de chacun. Comme a pu l´écrire Régis Debray,
« elle n´est pas un instrument, mais un milieu de vie, le fil d´or d´une
vitalité longue et singulière ». On ne voit pas et on ne pense pas le
monde, pas plus que l´on ne crée ou n´invente, de manière identique à
travers le prisme du norvégien et à travers celui du quechua ou du
chinois.
Autres articles :
2. Le dépassement d´un « moi divisé »
Parmi les séquelles de toute
colonisation, la question linguistique est celle qui n´a jamais pu
trouver de réponse complètement satisfaisante. Les puissances
coloniales - américaine (à Porto Rico), belge (au Congo) ou, dans
leurs empires respectifs, britannique, espagnole, française et
portugaise - ont, à des degrés divers, imposé l´usage de leur langue à
des populations qui en parlaient une ou plusieurs autres. Une fois
venues les indépendances, les nouveaux États ont dû choisir une langue
officielle et, dans la majorité des cas, ce fut celle du colonisateur.
Aucune des langues « nationales » parlées sur leur territoire (et, en
Afrique, elles peuvent se compter par dizaines, voire davantage)
n´aurait pu prétendre à un statut privilégié. Et pour les dirigeants des
mouvements de libération nationale - souvent formés dans les écoles et
universités de la « métropole » - la langue de l´oppresseur, après avoir
été une arme efficace pour le combattre, devenait un moyen d´accès à la
communication internationale.
Cicatriser mes blessures mémorielles... (Assia Djebar), Divergences coloniales sur l´enseignement du vernaculaire (Robert Cornevin), Ni « petit-nègre » ni « petit-français » (Mwatha Musanyi Ngalasso), La patrie littéraire du colonisé (Albert Memmi), La dignité retrouvée du guarani au Paraguay (Ruben Bareiro-Saguier), Des « métèques » dans le jardin français (Tahar Ben Jelloun)
3. Réponses de la francophonie S´il est un terme qui irrite fortement une bonne partie des journalistes, publicitaires, essayistes de plateaux de télévision et grands patrons, c´est bien celui, terriblement ringard pour eux, de francophonie. Ils sont rejoints par des porte-parole de groupes se revendiquant de la gauche, de l´altermondialisme et de l´extrême gauche qui le cataloguent comme un vestige néocolonial et comme un faux nez de la « Françafrique ». La plupart ignorent que c´est à l´initiative non pas de Paris, mais de capitales africaines, qu´a été créée en 1970 à Niamey (Niger) la première structure intergouvernementale regroupant à l´époque vingt et un États francophones : l´Agence de coopération culturelle et technique. Il y a une dizaine d´années, l´Agence s´est transformée en Organisation internationale de la francophonie (OIF), rassemblant actuellement soixante-huit membres « ayant le français en partage ». On peut assez facilement tourner en dérision les grand-messes que sont les Sommets francophones, d´où il sort beaucoup plus de discours que de mesures concrètes. Surtout quand certains États membres (notamment en Europe de l´Est) préfèrent l´anglais au français dans les enceintes européennes et internationales. S´ils tiennent pourtant à faire partie de l´OIF, c´est parce qu´ils voient en elle un élément, certes modeste, de diversification de leur politique étrangère. Un petit pas vers la multipolarité. Derrière les institutions, il existe aussi une réalité : une proximité culturelle fondée sur la langue, comme c´est aussi le cas entre les États où l´on parle arabe, espagnol, portugais ou turc. Surtout, la francophonie a opéré une mutation sensible : elle ne se contente plus de vouloir défendre et illustrer la langue française ; elle se veut la championne de la diversité linguistique (en premier lieu chez ses membres) et du pluralisme culturel. Tous ceux qui ne se résignent pas à une standardisation universelle sous la férule de l´anglo-américain devraient s´en sentir solidaires.
Solidarité et multipolarité planétaires (Ignacio Ramonet), L´épreuve de la liberté (Philippe de Saint Robert), Le plus court chemin vers l´universel (B. C.), Entre le « tout Coca-Cola » et le « tout ayatollah » (Stélio Farandjis), Une jambe qui manque (Michel Guillou), Au service du pluralisme culturel, (Abdou Diouf)
4. La chape de l´anglais Dans son Combat pour le français (Odile Jacob), Claude Hagège cite l´écrivain britannique T. B. Macaulay, qui, en 1835, assignait à la colonisation de l´Inde la mission de former « une classe d´individus indiens de sang et de couleur, mais anglais par leurs goûts, leurs opinions, leurs valeurs et leur intellect ». Un peu moins de deux siècles plus tard, l´entreprise de colonisation des esprits des « élites » - qui disent aux peuples ce qu´ils doivent penser - est devenue planétaire. Elle sert moins les intérêts politiques du Royaume-Uni que ceux des États-Unis, en tant que promoteurs et premiers bénéficiaires de la mondialisation néolibérale. Mais elle a toujours comme principal vecteur la diffusion de l´anglo-américain. Hagège montre bien la « solidarité naturelle » qui, depuis Adam Smith et David Ricardo, « unit l´idéologie libre-échangiste et la langue anglaise ». Ces « assises libérales communes » sont confortées par les actions volontaristes de la nébuleuse des décideurs politiques et économiques anglo-saxons qui, eux, ont parfaitement compris les avantages - en premier lieu le formatage des esprits sur leur « modèle » - et la rente financière qu´ils retirent de l´imposition d´une langue unique mondiale, la leur. Il est dans l´ordre des choses que ces actions soient relayées et exaltées par tous ceux qui, par intérêt ou par conviction idéologique, aspirent à la servitude volontaire au sein de l´Empire. Il est, en revanche, ahurissant que des forces et des individus se réclamant de l´antilibéralisme n´aient toujours pas compris le rôle que l´anglo-américain joue - à leur détriment - dans les combats qu´ils mènent. En France, il faut chercher la clé de cette myopie dans leur rapport à la langue française : n´a-t-elle pas été celle de la colonisation et de la marginalisation des langues dites « régionales » ? Dans ces conditions, elle serait, par essence, « répressive », alors que l´anglais serait « neutre » puisqu´il ne leur donne aucune mauvaise conscience. Avec de telles analyses, le néolibéralisme a de beaux jours devant lui...
La langue-dollar (B. C.), L´utile avant le beau, un choix de civilisation (Philippe Lalanne-Berdouticq), Un abus de position dominante (Pierre Lelong), La hantise des laboratoires : "to be" ou ne pas être ? (Philippe Lazar), Sarcasmes médiatiques contre la loi Toubon (B. C.), La science comme elle se parle... (Jean-Marc Lévy-Leblond), Anglicisation forcenée dans les entreprises (B. C.)
5. Des stratégies de résistance Langue et politique sont intimement liées. C´est ce que n´ont toujours pas compris certains linguistes qui croient à une sorte de « marché » naturel des langues. Ils consignent la montée de telle d´entre elles et la disparition de telle autre à la manière dont les opérateurs suivent les hauts et les bas des cours de la Bourse. La notion de politique linguistique les choque, car elle interfère avec la « main invisible » régulant ce « marché » qui constitue leur corpus de recherche. Ils oublient que les États, lorsqu´il faut sauver les investisseurs au détriment du contribuable, renflouent les institutions financières défaillantes. Dans une visée plus respectable, ce sont aussi les États qui, par leurs interventions, ont permis à certaines langues (hongrois, finnois, tchèque, estonien, hébreu israélien) de survivre ou de s´adapter à la modernité. Les politiques linguistiques sont donc le moyen, pour les entités infra-étatiques, étatiques et supraétatiques, de contrecarrer la dérive naturelle du « marché » vers l´acteur le plus puissant, en l´occurrence l´anglais. Il ne s´agit pas de lutter contre cette langue, mais de promouvoir les autres, dans une logique de pluralisme. D´autant que le « marché » est par définition « court-termiste » et incapable de se projeter vers l´avenir. Les médias regorgent d´articles sur la montée en puissance de l´Asie, mais qui se soucie de l´enseignement du chinois, du coréen, du japonais, du malais ou du vietnamien ? Dans l´immédiat, les actions de résistance à l´homogénéisation consistent d´abord, pour les gouvernements, à faire appliquer strictement les régimes linguistiques des organisations internationales dont ils sont membres. En théorie, l´anglais n´y est pratiquement jamais la langue unique officielle ou de travail. La pratique est très différente, et cela vaut tout autant pour l´Union européenne. Une piste pleine d´avenir n´est pas encore explorée, faute de volonté politique : l´intercompréhension des langues romanes, qui ferait de l´ensemble de celles-ci une seule langue, parlée par plus d´un milliard d´êtres humains.
Une idée en marche, la latinité ( Philippe Rossillon), Entre locuteurs de langues romanes, on peut toujours se comprendre (B. C.), Esprit de famille (Françoise Ploquin), Un multilinguisme émancipateur (José Vidal-Beneyto), Bruxelles devrait être une vitrine (B. C.), Cartographie (Cécile Marin), Les langues officielles, La francophonie, Les pays anglophones, Compléments documentaires, Cinq millénaires d´aventure des écritures, Me réapproprier le malgache (Jean-Luc Raharimanana), Les grandes organisations linguistiques, L´esprit de la francité (discours de Léopold Sédar Senghor), Le Forum francophone des affaires, Le protocole du renoncement (B. C.), Le Prix de la carpette anglaise, Une communauté du regard (discours de François Mitterrand), Des confins au centre de la galaxie (B. C.)
Source : Le Monde Diplomatique, Manière de voir n°97, février-mars 2008
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