Europe du tout anglais . . . À qui la faute ?

 

COMMUNICATION  ÉQUITABLE

 

Entretien avec Robert Phillipson, professeur d’anglais et de sociolinguistique à l'École de Commerce de Copenhague

 

L’intégration européenne est une réalité. Est-il vrai que, il y a 80 ans, la Société Des Nations a failli reconnaître l’espéranto comme langue officiellea?

Certains des idéaux de l’unité européenne sont dus à des idéalistes visionnaires comme Victor Hugo. C’est une ironie de l’histoire que l’opposition de la France à l’espéranto a ouvert la voie à la domination de l’anglais. Quand s’est constituée la Société Des Nations, il a été nécessaire de choisir les langues officielles. L’idée que l’espéranto pourrait servir comme langue neutre pour la communication internationale fut examinée par le secrétaire général adjoint de l'organisation, le Japonais Inazo Nitobe. Il développa une forte argumentation en faveur de l’espéranto et presque tous les pays étaient d’accord, mais c’est le gouvernement français qui a rejeté la proposition. La France souhaitait que le français restât la langue de base de la diplomatie internationale, ce qui ne s’est pas réalisé, comme nous le savons aujourd’hui. Il y a une deuxième ironie de l’histoire qu’on trouve dans les institutions de l’Union européenne. Bien que les Français et les Allemands aient été les principaux architectes de l’unité européenne, leurs langues sont en train de perdre leur diffusion et c’est l’anglais qui a pris la place du français en tant que principale langue de travail…

 

Professeur Phillipson, vos ouvrages de sociopolitique sont réputés. Mais est-ce que les décideurs des questions linguistiques les connaissent ?

C’est peu vraisemblable. Les politiques n’ont pas l’habitude de lire la littérature spécialisée et les médias n’en parlent pas souvent de façon pertinente. La politique des langues dans l’Union Européenne est un point sensible, il y a donc une réticence à la mettre à l’étude.

 

Est-ce que les connaissances de ces décideurs sont suffisantes pour conduire la politique du multilinguisme dans l’Union européenne ?

Il faut distinguer les pratiques de travail à l’intérieur des institutions européennes, les débats du Parlement, et les interactions entre l’Union européenne et les citoyens ou les gouvernements. Ce qui motive des études sur les services de traduction et d’interprétation c’est, la plupart du temps, un objectif de réduction des coûts. Mais il n’y a toujours pas eu d’étude sur les moyens d'assurer correctement l’équité dans la communication entre locuteurs de langues différentes, ni les conséquences de la domination croissante de l’anglais. C’est pourquoi les informations manquent encore pour éclairer les décideurs.

En théorie, l’Union européenne fonctionne avec 20 langues absolument égales. Toutefois , toute personne concernée sait bien que la réalité est tout autre . Le mérite des « grandes » langues est toujours davantage mis en avant et ces « grandes » langues se réduisent de plus en plus à l’anglais - un anglais bien souvent « estropié », ce qui ne constitue pas une bonne base pour une prise de décision de qualité. L’inertie en la matière favorise certains intérêts économiques qui poussent en avant l’anglais et l’américanisation.

 

Votre livre "Linguistic imperialism" est très connu. De quoi traite votre livre "English-only Europe ?" (Une Europe du tout anglais ?)

Le livre traite du rôle joué par l’anglais dans l’unification européenne et examine si toutes les autres langues sont sur la voie rapide d’un statut de deuxième rang. Il essaie d’expliquer comment toutes les langues de l’Union européenne peuvent être maintenues et en quoi la réalisation de cet objectif renforcerait l’Union européenne en tant que projet politique et démocratique.

Mais il y a certainement des avantages à apprendre l’anglais ?

Il est permis d’en douter. Dans des situations postcoloniales, comme au Nigéria ou en Inde, c'est la maîtrise de l'anglais qui rassemble les élites et exclut le reste de la population, même si celle-ci essaie d’apprendre la langue, et qu’elle y échoue en général. L’anglais reste un instrument de puissance et c’est une clef de l’hégémonie globale de la Grande-Bretagne et des États-Unis. L’anglais ouvre des portes à quelques-uns et les ferme à d'autres. Cela vaut aussi pour l'Europe.

 

Est-ce que vous pensez qu’il y a un préjugé, voire une désinformation, contre l’espéranto ?

En général, on ne sait rien de l’espéranto, bien qu’en 119 ans, et malgré l’absence d’une puissance économique pour le soutenir, il ait réussi à devenir une langue riche et vivante pour des centaines de milliers de personnes qui s’en servent dans plus de 120 pays.

 

En quoi les propositions de certains espérantophones pourraient résoudre le problème des langues de l’Union européenne ?

Les propositions les plus significatives défendent le principe qui veut que chaque citoyen ait constamment le droit de communiquer dans l’Union européenne par la langue de son choix. Il s’ensuit deux points-clefs. Le premier, c’est que l’étude des langues étrangères serait confortée par l’étude de l’espéranto en première langue étrangère à l’école.

Le deuxième, c’est que l’emploi de cette langue neutre dans la multitude  des  procédures internes de travail des institutions de l’Union européenne en accroitrait l’efficacité et en réduirait les coûts. Il s’agit là d’un projet de longue haleine qui exigerait une mise en application progressive. Il est important aussi de rappeler que l’espéranto facilite la communication équitable entre les cultures, et que les espérantophones sont aussi fortement attachés à leurs langues nationales.

 

J’ai lu un article sur les qualités propédeutiques de l’espéranto. Pouvez-vous en parler ?

Des expérimentations scientifiques montrent qu’on apprend l'espéranto cinq à dix fois plus vite que les autres langues, en raison de sa grammaire simple et régulière et en raison de la similitude rigoureuse entre ses formes parlées et écrites. Beaucoup de mots sont d’origine latine et, de ce fait, connus de la plupart des Européens. L’espéranto permet à chacun de se lancer avec succès dans l’étude d’une langue. Dans un second temps, l’étude d’autres langues devient plus facile.

 

Pensez-vous que les gouvernements peuvent orienter leurs citoyens vers la pratique d’une langue ?

Des exemples comme le Canada, où le français a été conforté de façon significative, et comme Israël, où l’hébreu a été ressuscité et appris par tout le pays, montrent qu’il est possible de changer une situation linguistique. En Indonésie, on a fait une synthèse, en les simplifiant, des langues malayo-polynésiennes et on l’a enseignée dans tout le pays, avec ce résultat qu'aujourd'hui presque tous les 237 millions d’habitants parlent deux langues : la langue nationale et la langue locale. La loi Toubon témoigne aussi de la volonté d’influer sur une pratique linguistique de fait.

 

Une éventuelle adoption de l’espéranto ne conduirait-elle pas à une réduction de l’usage des autres langues ?

Non, d’une part parce que l’Union européenne elle-même est une forme nouvelle de coopération politique dont le succès dépend d’une nouvelle façon de penser la communication, aussi bien à l’échelon national qu’international. Les systèmes éducatifs à l’intérieur de l’Union européenne pourraient ainsi stimuler l’étude de toutes les langues nationales par l’enseignement de l’espéranto.

 

L’Union européenne souhaitant garantir des droits égaux pour ses citoyens, comment organiser l’interaction entre ses États et le fonctionnement quotidien de ses institutions ?

Il existe bien des façons de gérer le multilinguisme. Première possibilité, chaque élément concerné parle sa langue maternelle et comprend les autres langues employées.

Deuxième possibilité, on installe un système d’interprétation, comme c’est le cas pour de nombreuses réunions de travail de l’Union européenne. Cela a coûté 807 millions d’euros en 2005, c’est rarement parfait mais c’est nécessaire pour atteindre un certain degré d’égalité.

Troisième possibilité, chacun parle une même langue apprise, comme c’est le cas au cours de réunions en espéranto, et aucun natif d’une langue quelconque n’est avantagé. Voilà une situation qui ne coûte rien du tout, une fois que la langue a été apprise. Avec le nombre croissant d’États - membres et de langues dans l’Union européenne, la gestion du multilinguisme est devenue plus compliquée et moins efficace, et les anglophones de naissance bénéficient d’un énorme avantage. Cela justifie le besoin d’une recherche sérieuse de réformes du système. Pour que les idéaux d’égalité et de multilinguisme soient assurés, il faudrait bien que soit sérieusement prise en considération la possibilité d’adopter un outil neutre de communication. En fait, il existe déjà, c’est l’espéranto !

C’est une nécessité urgente que la politique des langues soit traitée avec beaucoup plus de sérieux, à l’échelon des États comme à celui de l’Union. L’avenir de l’Europe repose sur la découverte de solutions justes et démocratiques. Existe-t-il un sujet plus important que notre identité culturelle et linguistique ?

 

PROPOS RECUEILLIS PAR ETSUO MIYOSHI, PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ SWANY AU JAPON

 

Des résumés du livre “Englishonly Europe ?” (Une Europe du tout-anglais ?), ainsi que de la conférence faite par Monsieur Etsuo Miyoshi, sont accessibles en français et en espéranto sur :

www.swany.co.jp/phillipson

Voir aussi :

www.esperanto-france.org

www.lingvo.org/eeu2005

www.uea.org

Voir aussi sur le sujet le rapport du Professeur Grin de l'Université de Genève, demandé par la HCee qui estime le tribut payé chaque année par l'Europe au Royaume-Uni de 17 milliards d ' euros pour l'apprentissage de l'anglais, et qui précise d ' autre part l'intérêt d'un véritable plurilinguisme et l'avantage de l'espéranto qui pourrait être la solution d ' avenir, de loin la plus économique en facilitant ce plurilinguisme, non dévoyé vers le tout anglais.

 

Biographie de Robert Phillipson :

1964 Diplôme de l’Université de Cambridge ;

1964 Travaille pour le “British Council” dans plusieurs pays ;

1973 Professeur à l’Université de Roskilde (Danemark) ;

2000 Directeur de recherches au Département d'anglais de l'Ecole de  Commerce de Copenhague.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la pédagogie des langues, sur les droits linguistiques et sur la politique des langues. Il intervient au cours de nombreuses conférences à travers le monde sur ces sujets.

 

Biographie de Etsuo Miyoshi :

1939 Naissance au Japon, poliomyélite de la jambe droite ;

1962 Adhésion à Oomoto (branche du Shintoïsme), dont la devise est « Un Dieu, Un Monde, Une Langue Internationale ») ;

1978 Présidence de la Société de fabrication de gants Swany, avec des filiales en Chine, aux États-Unis et en Suisse ;

1995 Choix déterminé de « Faire connaître l’espéranto », comme but de sa vie ;

1996 Invention de la « Canne-Valise », dont les bénéfices vont être utilisés pour faire paraître des annonces sur l’espéranto ;

2002 Parution d’annonces d’une page sur l’espéranto, 15 fois dans 13 pays : deux fois en France et en Belgique, en Allemagne, en Italie, au Danemark, en Lituanie, en Slovaquie, en Slovénie, en Tchéquie, avec l’aide des associations d’espéranto nationales, de l’Union Européenne d’Espéranto (EEU) et de l’Association Mondiale d’Espéranto (UEA).

 

 

Source : LE FIGARO , le vendredi 12 mai 2006