LA RÉGION OUÏGHOURE À L’HEURE DE « LA DERNIÈRE CLASSE »

Dans le Nord-Ouest de la Chine, les Ouïghours se passionnent pour un classique d’Alphonse Daudet. Relatant la dernière journée d’un village français avant l’occupation des Prussiens en 1870, le livre résonne tout particulièrement avec la situation actuelle de la population.

Région OuïghourePremière nouvelle du recueil Contes du lundi, La dernière classe narre la matinée d’école d’un enfant alsacien des années 1870 alors que l’armée prussienne, qui envahit la France, est sur le point d’imposer l’instruction primaire en langue allemande. L’élève Frantz assiste ce matin-là, ému, au dernier cours donné par l’instituteur M. Hamel. Alors qu’il est en retard et qu’il pense se faire réprimander, il constate qu’il règne une atmosphère extraordinaire dans la classe : les habitants du village se sont joints aux enfants et les trompettes de l’armée prussienne sonneront la fin du cours. Lors de cette dernière classe, l’enfant prend soudainement conscience de l’importance que revêtait l’enseignement de la langue offert par M. Hamel. Celui-ci, déjà nostalgique d’une langue qu’il sait en sursis, culpabilisant de ne pas avoir donné le goût de l’apprentissage à ses élèves, « se mit à nous parler de la langue française, disant que c’était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide : qu’il fallait la garder entre nous et ne jamais l’oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu’il tient sa langue, c’est comme s’il tenait la clef de sa prison.»

Ce dernier cours en langue française ne fait pas que galvaniser l’instituteur, il le rend plus doux à l’égard de ses élèves, plus pédagogue. Ceux-ci semblent également beaucoup plus attentifs qu’à l’accoutumée : « il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J’étais étonné de voir comme je comprenais. Tout ce qu’il disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je n’avais jamais si bien écouté, et que lui non plus n’avait jamais mis autant de patience à ses explications. »

UN CLASSIQUE POUR LES OUÏGHOURS

Ce texte est un classique pour les Ouïghours trentenaires. Il leur a été enseigné à l’école, ce qui n’est pas le cas pour la grande majorité des Français de la même génération. L’étude de textes patriotiques n’était en effet guère à la mode au sein de l’enseignement primaire et secondaire français durant les années 1980. La construction de l’Europe, menée activement entre autres par la France et l’Allemagne, semblait peu propice à l’exaltation du patriotisme et du nationalisme exposé par Alphonse Daudet dans cette nouvelle.

Alphonse Daudet, la dernière classeSi cette œuvre d’Alphonse Daudet est très populaire chez les Ouïghours, c’est qu’elle fait écho aux événements de ces dernières décennies à deux niveaux au moins. D’une part, elle renvoie à la disparition progressive de la langue ouïghoure au sein de l’enseignement primaire, secondaire et universitaire. D’autre part, La dernière classe témoigne de la peur que peut ressentir un individu lorsqu’il voit disparaître non seulement sa langue mais, à travers ce symbole, son identité culturelle par le fait de la perte de souveraineté de son peuple. C’est la menace d’une telle privation qui pesait et s’est abattue sur la Région ouïghoure : une perte progressive de la culture locale et régionale sous la pression de la sinisation, de la modernisation urbaine et d’une patrimonialisation touristique folklorisant la culture ouïghoure. Cette résonance entre le texte de Daudet et le devenir de la culture ouïghoure est ressentie aussi bien au sein de la diaspora que chez les Ouïghours de la Région, et ce, quel que soit leur âge. Ce texte est toujours enseigné en cours de littérature.

L’ÉPINEUSE QUESTION DE L’IDENTITÉ OUÏGHOURE

À l’aune de la notoriété du texte de Daudet, il semble important de souligner le fait qu’un collectif a tout intérêt, pour vivre, à ne pas se fermer sur lui-même et s’asphyxier, à se laisser de l’espace pour interroger tant son commun négatif, celui par lequel il s’oppose à un danger et fait corps, s’unit contre la menace, que son commun positif qui, lui, viendra bousculer le consensus de l’union. Pour les Ouïghours de la diaspora, par exemple, peut se poser l’épineuse question de ce que veut dire être Ouïghour, en dehors d’une action défendant leur culture. Il nous semble en effet que la constitution d’un groupe « contre » quelque chose ne peut faire l’économie de son établissement « pour et par » quelque chose ; sans cela, on risque de se retrouver face à une alternative binaire : « soit tu es avec nous, soit tu es contre nous ». Tout le commun du groupe est alors tourné vers le combat contre l’ennemi, et l’on tend à réprimer tous ceux qui refusent la simplicité de cet antagonisme, contestent la hiérarchie, ou menacent l’intégrité du groupe. Dès lors, cette inclinaison vers l’homogénéisation empêche toute possibilité d’évolution interne, de transformation du collectif, dans la mesure où ce qui est en place ne peut plus être remis en cause.

Pourquoi le texte d’Alphonse Daudet a-t-il encore un intérêt pour des personnes vivant à des milliers de kilomètres de la France et à la culture tellement différente de celle de l’Hexagone des années 1870? Il semble probable que la possibilité de communiquer avec l’autre et même de faire l’expérience de sa rencontre ne soit envisageable sans le partage d’une langue commune. Cette faculté de partager, de se découvrir dans l’exploration de l’altérité qu’est l’autre ; cette capacité nous paraît être l’une des bases, le fondement de ce qui constitue la communauté.

 

 

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