Sujet :

Mondialisation, délocalisations, anglais

Date :

07/01/2009

Envoi d'Aleks Kadar  (courriel : alekska(chez)gmail.com)     

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

 

Intéressant article faisant le lien entre la crise de la recherche, la crise financière et économique, la mondialisation et l'hégémonie de l'anglais.
Voir surtout le début.
AK

 

Crise, mondialisation, emploi et délocalisations

Le 7 janvier, les médias font déjà état d'une mobilisation croissante des lycéens avant les manifestations prévues pour jeudi. Les suppressions de postes budgétaires dans l'Éducation nationale et l'affaiblissement progressif de ce service public, mais aussi une angoisse croissante des jeunes en ce qui concerne leur avenir professionnel, se trouvent à l'origine de ce mouvement. En même temps, le site des concours d'un organisme public français comme le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) contient une version en anglais. On peut donc y postuler sans connaître la langue française ni avoir jamais résidé en France. Un guide pour les candidats anglophones précise que "the competitive entry process is open to all nationalities". Le service public français de la recherche a donc rejoint la marché mondial de la main d'œuvre intellectuelle, au détriment du rôle de formation jadis dévolu à l'éducation française dans la formation des futurs cadres du pays. Au vu d'une telle évidence, une question semble s'imposer : l'actuelle crise économique a-t-elle une origine autre que les délocalisations et le dumping social à l'échelle planétaire ?

Il y a trente ans, avant même la titularisation des personnels, la connaissance de la langue française et le fait d'avoir résidé quelque temps en France (par exemple, d'avoir fait ses études de troisième cycle dans une université française) étaient considérés comme une exigence normale, sauf dans des cas exceptionnels, pour accéder à un poste de chercheur au CNRS.

Aujourd'hui, l'existence d'un formulaire de concours en anglais et d'une version anglaise complète du site des concours du CNRS témoigne d'une évolution radicale de ces critères. On recrute dans un « marché mondial ». Mais dans ce cas, à quoi servent l'éducation nationale et l'enseignement supérieur français ?

Tous les postes de chercheur ouverts au recrutement sont inclus dans le descriptif en anglais, jusqu'à des traductions plus ou moins arbitraires des corps et grades du CNRS pour les adapter à un « système anglo-saxon » avec lequel ils ne s'accordent pas dans la réalité. Un « mot du directeur général » du CNRS, également en anglais, encourage les candidats anglophones dans ces termes :
 

« You are passionate about Science and want to have a career in research?

CNRS is looking for outstanding scientific research candidates to offer them the opportunity of joining its laboratories or its laboratories in partnership with other French research organizations and universities.

(...) »

(fin de citation)

Mais ce faisant, les institutions françaises marginalisent le rôle de l'éducation dans le pays même, par la recherche de personnels issus d'une éducation qu'elles n'auront pas dû financer.

La décadence de l'Education nationale française est donc indissociable de l'officialisation d'un marché mondial de métiers comme la recherche.

La politique française dans ces domaines essentiels pour le fonctionnement d'un pays et de son économie, est devenue de plus en plus calquée sur celle appliquée aux Etats-Unis au cours des trois dernières décennies. Mais précisément, dans sa campagne électorale, Barack Obama avait déclaré à plusieurs reprises qu'il considérait cette politique comme l'une des causes principales du déclin des Etats-Unis en tant que puissance à l'échelle planétaire. Dont acte. Voir nos articles :

Barack Obama, la recherche scientifique et l'éducation (I) (5 novembre)

Barack Obama, la recherche scientifique et l'éducation (II) (5 novembre)

Barack Obama, la recherche scientifique et l'éducation (III) (16 novembre)

Barack Obama, la recherche scientifique et l'éducation (IV) (12 décembre)

Quelle que soit la politique qu'appliquera Obama après son élection, elle n'enlèvera rien à ces réalités qu'il a bien été obligé d'admettre auprès des citoyens des Etats-Unis pour se faire élire par eux. En France, le CNRS n'apparaît guère maître de sa stratégie à l'heure actuelle, mais la responsabilité de l'actuel gouvernement et de ceux qui l'on précédé au cours des années récentes se trouve directement engagée.

Un responsable du CNRS a récemment évoqué la « stratégie de Lisbonne » (de 2000), visant à créer « un véritable marché intérieur de la recherche en Europe ». Mais de nombreuses évidences confirment qu'on a affaire, d'ores et déjà, à un marché mondial de la main d'œuvre intellectuelle.

D'ailleurs, vu les différences de standards sociaux entre les pays de l'Union Européenne, la notion de « marché européen » correspond également à une logique de dumping.

Au même moment où le « couple présidentiel » français rentrait de ses vacances au Brésil, Jacques Delors reconnaissait ouvertement, dans une interview publiée le 29 décembre par la Tribune, que « la mondialisation exerce une pression sur les revenus et le niveau de vie des pays riches. Pour réagir contre cela, le crédit a été développé - la consommation, l'endettement-, c'est la voie choisie notamment par les Etats-Unis. (...) les possibilités de promotion sociale sont limitées par rapport à une période (...) où l'on avait besoin absolument de main-d'œuvre surqualifiée. (...) La mondialisation a pesé sur tout cela, . Il ne faut pas chercher d'autre facteur. (...) Il faut bien voir qu'il y a un marché mondial... ».

Voici qui est un peu plus clairement dit que d'habitude, mais qu'il aurait fallu exposer beaucoup plus tôt aux citoyens.

Delors n'est d'ailleurs pas suffisamment explicite en ce qui concerne la portée de l'expression « marché mondial », mais il en reconnaît tacitement le contenu réel lorsqu'il admet notamment que les « classes moyennes » voient leur situation de dégrader progressivement et que ce qu'il appelle la « main-d'œuvre surqualifiée » ne trouve plus de débouchés dans les pays occidentaux. La clé de ce phénomène réside en particulier dans la délocalisation du travail intellectuel et de la formation même de la main d'œuvre intellectuelle.

Les dirigeants de l'Union Européenne et de des pays membres, qui depuis les années 1980 ont soutenu et encouragé la mise en place de l'Organisation Mondiale du Commerce, n'ont jamais ignoré cette conséquence prévisible ou déjà matérielle de leur politique. La situation actuelle a donc été voulue.

Mais de surcroît, certaines tournures employées par Jacques Delors ont de quoi choquer. Que signifie, par exemple, l'expression « besoin de main-d'œuvre surqualifiée » ? Que signifie le mot « besoin » ? Qui est « on » ? L'intérêt général, ou bien le « marché », ou les multinationales qui délocalisent ?

S'agirait-il de refuser aux Français une véritable éducation, sous prétexte de l'état du « marché mondial » de la main d'œuvre intellectuelle ? Car telle semble être la pratique réelle.

Dans son message de vœux aux Français, deux jours après ces déclarations de Jacques Delors, Nicolas Sarkozy a déclaré notamment :

« Face à cette crise je mesure la responsabilité qui est la mienne. Cette responsabilité je l’assumerai pour que tous ceux qui en ont besoin soient protégés par l’Etat et que notre pays sorte plus fort de cette épreuve.

(...)

... La France a exigé des changements pour moraliser le capitalisme, promouvoir l’entrepreneur sur le spéculateur, sanctionner les excès inacceptables qui vous ont scandalisés à juste titre, pour redonner à la dimension humaine toute sa place dans l’économie...

(...)

Les difficultés qui nous attendent en 2009 seront grandes. J’en suis pleinement conscient. Je suis plus décidé que jamais à y faire face, avec le souci de la justice, avec l’obsession d’obtenir des résultats. Après avoir préservé les économies de chacun grâce au plan de sauvetage des banques, ce sont les emplois de tous qu’il faut désormais sauver. Le plan de relance massif de l’investissement de 26 milliards d’euros qui a été décidé y contribuera. C’est un effort considérable. Des mesures ont été arrêtées pour sauver notre industrie automobile, en contrepartie de l’engagement des constructeurs de ne plus délocaliser leur production. D’autres initiatives seront prises avec le fonds souverain dont nous nous sommes dotés pour préserver notre tissu industriel.

(...)

Les difficultés, mes chers compatriotes, nous avons les moyens de les affronter.

À condition d’être solidaires les uns des autres. Je ne laisserai pas les plus fragiles se débattre seuls dans les pires difficultés. Dans l’épreuve, la solidarité doit jouer sans que le travail soit découragé. C’est pourquoi j’ai voulu que soit créé le RSA, qui s’appliquera pour la 1ère fois en 2009. Désormais, chaque Français qui reprendra un travail sera encouragé, valorisé, récompensé.

Pour nous en sortir chacun devra faire des efforts. Car de cette crise va naître un monde nouveau auquel nous devons nous préparer en travaillant plus, en investissant davantage, en poursuivant les réformes qu’il n’est pas question d’arrêter car elles sont vitales pour notre avenir.

Durant l’année 2009, nous réformerons l’hôpital dont les personnels sont admirables de dévouement et de compétences, la formation professionnelle indispensable pour que chacun ait la chance d’un emploi, notre organisation territoriale que tant de conservatismes ont rendu inextricables, la recherche qui conditionne notre compétitivité.

Je pense aussi à la réforme du lycée qui est nécessaire pour éviter l’échec de tant de nos enfants dans l’enseignement supérieur et l’injustice qui fait que tant de fils et de filles, de familles modestes n’ont pas les mêmes chances que les autres. J’ai demandé que soit pris le temps de la concertation, parce que prendre le temps de réfléchir ensemble, ce n’est pas perdre du temps pour la réforme. C’est en gagner.

(...)

... Ainsi, nous deviendrons plus compétitifs, plus innovants. Et en même temps, nous préserverons les valeurs qui font notre spécificité : le travail, l’effort, le mérite, la laïcité et la solidarité, sans laquelle aucun effort n’est acceptable. »

(fin de citation)

Est-ce autre chose que la poursuite de la même politique, avec quelques mots d'accompagnement pour ceux qui en paieront les conséquences ? Nicolas Sarkozy annonce au « monde nouveau »... avec 26 milliards d'euros payés par les « petits citoyens » et destinés principalement aux financiers et aux multinationales qui ont imposé ladite politique, responsable de la crise actuelle.

Et au vu de l'aveu tardif de deux décennies de Jacques Delors, que faut-il penser de cette « classe politique » qui nous sermonne alors qu'elle a préparé cette débâcle depuis les années 1980, tout en endormant l'opinion publique avec des discours et des « expertises » qui masquaient les problèmes réels ?

Dans notre article du 13 mars, nous avions déjà entre autres le rapport de juillet 1999 intitulé « Rapport sur les négociations commerciales multilatérales », signé par l'alors députée européenne Catherine Lalumière, ancienne ministre et ancienne secrétaire d'État, avec un Inspecteur général des Finances, un conseiller référendaire à la Cour des Comptes et un chargé de mission au Parlement Européen. Ce rapport estimait notamment :

« La libéralisation des échanges offre deux avantages essentiels : elle permet, d'une part, la spécialisation des activités et, donc, une meilleure utilisation des ressources ; elle accroît, d'autre part, les débouchés qui s'offrent à chaque industrie et conduit donc à une réduction de ses coûts. Les gains qui en résultent, on l'oublie souvent, bénéficient aux consommateurs dont le pouvoir d'achat se trouve accru.

(...)

On observe, depuis vingt ans, une détérioration de la situation relative des travailleurs dont la qualification ne correspond pas aux offres d’emploi, dans tous les pays développés. (...) En Europe, où la réglementation assure un certain niveau de salaire minimal, les travailleurs dont la qualification est moins demandée ou qui sont peu qualifiés ont été proportionnellement les plus frappés par le chômage.

(...)

(...) Il y a des perdants nets au libre-échange. Dans les pays développés, ce sont les travailleurs les moins qualifiés. Avec l'ouverture des frontières, leur production est concurrencée par celle des pays émergents, la valeur attachée à leurs services diminue, leurs salaires sont poussés à la baisse et leur emploi est menacé. A l'inverse, les travailleurs les plus qualifiés voient leurs services de plus en plus valorisés. Leur production trouve de nouveaux débouchés dans les pays émergents. Ils bénéficient d'une demande croissante et leur rémunération s'améliore ».

(fin de citation, document accessible sur le site du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Emploi)

Un rapport dont les faits prouvent qu'il ne correspondait en rien à la réalité des conséquences des délocalisations. À l'époque de ce rapport, Dominique Strauss-Kahn était ministre de l'Économie et des Finances. Il dirige aujourd'hui le Fond Monétaire International et annonce un « plan de nouvelle gouvernance mondiale ».

 

Source : courrierinternational.com, janvier 2009

http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2009/01/07/crise-mondialisation-emploi-et-delocalisations.html

 

 

 

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