Sujet : Francophonie en Asie du Sud-est
Date : 27/06/2006
De :  Alfred Mignot  (AlfredMignot@voxlatina.com)

 

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Francosphère - Asie
LES CLASSES BILINGUES, UN MOYEN DE RELANCER
LA FRANCOPHONIE EN ASIE DU SUD-EST

Lyon-Paris, le dimanche 23 juillet 2006 - L'attachement au français en Asie du Sud-Est « a surtout une connotation géopolitique et n'est en aucun cas une nécessité. La francophonie est dans ces conditions d'une grande fragilité. La consolider et la pérenniser passe par une approche volontariste de soutien et de promotion de l'enseignement de la langue en particulier dans la version langue seconde » estime le Professeur Michel GUILLOU, Directeur de l'Institut pour l'Étude de la Francophonie et de la Mondialisation (IFRAMOND, Université Jean Moulin Lyon 3), Titulaire de la Chaire Senghor de la Francophonie de Lyon.
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Réponse et analyse de M. Charles Durand

 

Seule une francophonie vigoureuse en France peut assurer l’efficacité de l’action linguistique et culturelle des institutions à l’extérieur des zones francophones

En tant qu’ex-directeur de l’Institut de la Francophonie pour l’informatique de Hanoï, je me suis senti quelque peu interpellé par l’article de Michel Guillou sur les moyens qu’il préconise pour relancer la francophonie en Asie du sud-est. Monsieur Guillou, ancien recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), est celui qui a imaginé le dispositif de l’AUF pour relancer la francophonie en Asie du Sud-Est au tout début des années 90, après 40 ans d’abandon. La structure de ce dispositif était telle qu’elle devait assurer la réémergence d’une proportion de 5% de francophones choisis parmi les futures élites, par la mise en place d’une continuité parfaite des enseignements en français de l’école élémentaire à l’université au Laos, au Cambodge et, surtout, au Vietnam. À ce dispositif étaient également rattachés deux instituts d’études supérieures, l’un en informatique, à Hanoï, et l’autre, spécialisé dans les maladies tropicales, à Vientiane, au Laos.

Pour mieux comprendre ce qui se passe actuellement dans les filières universitaires francophones (FUF) au Vietnam, le pays qui, de loin, pèse le plus lourd dans ce qu’il était convenu d’appeler autrefois l’Indochine, il est bon de se rappeler dans quelles circonstances le Vietnam a rejoint l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) en 1993. Dans la ligne du « Doi Moi », le Vietnam, avide d’ouverture, adhérait pour la toute première fois à une organisation internationale. Cette adhésion à l’OIF ouvrait la porte à l’aide internationale que l’AUF était censée apporter sur le plan universitaire. 

Pour la France, principale bailleuse de fonds de l’OIF, la Francophonie fut conçue à l’origine comme un outil de politique étrangère, pour acheter de l’influence. Actuellement, l’ordre multipolaire préconisé par la France est inspiré davantage par le désir de se tailler une place non négligeable dans un ordre unipolaire défini et administré par les Étasuniens que par un souci d’ordre culturel qui, pourtant, fait ou ferait largement écho, partout dans le monde, au désir, de plus en plus perceptible, exprimé dans de nombreux pays, de se soustraire à la tutelle impériale étasunienne. Dans un tel contexte, acheter de l’influence n’est en rien un but inavouable et si, par la même occasion, un tel effort a également pour résultat de contrer les visées hégémoniques des États-Unis d'Amérique, il ne peut que susciter les applaudissements d’un nombre croissant d’observateurs extérieurs de plus en plus irrités par la politique étrangère des néo-conservateurs qui sont au pouvoir dans ce pays depuis 2001. 

Pour déterminer si le Vietnam peut servir de partenaire efficace dans un tel dispositif, il n’est certainement pas inutile de faire le bilan de la coopération de ce pays avec les Soviétiques. L’aide russe dans la guerre vietnamo-américaine fut déterminante et, à partir de 1975, les Russes fournirent également une aide colossale dans le domaine civil. Des grands projets de développement d’infrastructures pilotés par les Russes (centrales thermiques, barrages par exemple) furent réalisés. D’innombrables étudiants vietnamiens récipiendaires de bourses offertes par les Russes furent formés à Moscou. Or, aujourd’hui, depuis l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 90, les Russes n’en retirent strictement plus aucun bénéfice. Les Vietnamiens boudent la Russie. L’étude du russe est passée aux oubliettes et les Vietnamiens annoncent d’ailleurs jovialement à qui veut bien l’entendre : « Nous sommes amis avec ceux qui nous donnent des moyens et de l’argent ». Ce pragmatisme cynique et étroit donne une indication claire des retombées potentielles à long terme pour la France des programmes d’aide mis à disposition du Vietnam par l’entremise de l’OIF.

Si les diplomates et les hommes d’affaires français espéraient se faufiler à travers les brèches ouvertes par les intellectuels et les enseignants, il est clair que l’influence que peut acheter le dispositif de l’AUF au Vietnam ne peut se pérenniser que dans la mesure où l’aide institutionnelle temporaire se prolonge d’intérêts suscités par une forte présence industrielle et commerciale. Or, cette présence industrielle et commerciale, si elle est indéniable, est néanmoins largement insuffisante pour que tous les jeunes Vietnamiens ayant bénéficié du dispositif éducatif mis en place par l’AUF puissent espérer s’y associer.

Si un francophone n’est pas forcément un ami, nous ne comptons guère d’amis chez les non francophones, comme je l’ai expliqué dans un autre article.
L’objectif d’une politique culturelle et linguistique, à l’extérieur de la France, est précisément de favoriser l’émergence de contacts privilégiés dans les pays qui en sont la cible. La Suède qui, comme la France, finance à hauteur de 18% l’Asian Institute of Technology (AIT) de Bangkok n’espère rien en retour et n’a aucune ambition culturelle et linguistique en Thaïlande. Le financement de l’AIT est constitué de dons d’aide au développement sur lesquels la Suède n’espère aucun retour. Le développement de simples relations commerciales ou industrielles n’est pas précédé, la plupart du temps, d’une action culturelle et linguistique. Le monde entier est client du Japon, par exemple. Pourtant, ce pays n’a déployé aucune politique culturelle et linguistique dans les pays occidentaux, tout au moins. Si le Japon a beaucoup de clients, il a en revanche peu d’amis. Or, on ne cultive de relations privilégiées qu’avec des amis et privilège est synonyme de faveur particulière, dont le champ peut aller bien au-delà de celui des affaires et des rapports clients-fournisseurs.

Si la Francophonie est un outil de politique étrangère, le dispositif de l’AUF demeure ambigu dans ses objectifs. S’agit-il de se faire des amis ou de développer en aval des relations commerciales, ou les deux ? D’autre part, on remarque facilement que, à l’exception des deux instituts d’études supérieures de la région, l’AUF n’a aucun pouvoir exécutif sur ses dispositifs scolaires et universitaires et dépend largement de la bonne volonté des autorités éducatives des pays dans lesquels ils ont été mis en place. Si les propositions de l’AUF ont été agréées au niveau gouvernemental des trois pays de la région, la mise en œuvre des classes bilingues et des FUF a souvent été entravée de diverses manières et, encore aujourd’hui, au Vietnam, l’AUF compte presque exclusivement sur des professeurs vietnamiens rattachés à leurs établissements respectifs pour assurer des enseignements en français qui gardent un caractère totalement artificiel dans la mesure où le français n’est ni la langue des enseignants ni celle des enseignés.

Tout porte à croire que le nombre de francophones formés par le dispositif mis en place par l’AUF est contrôlé de près par les autorités vietnamiennes
qui influent considérablement sur l’attractivité des filières auprès des étudiants. Il est clair que la coopération des écoles et des universités n’est pas pleinement acquise et qu’elle est trop souvent sujette aux humeurs des présidents d’université et des directeurs de département qui semblent déterminer également, en l’absence de tout choix spontané des étudiants, le nombre et la qualité de ceux qui en sortent.
 

Toutefois, le plus grave réside dans la remise en question de plus en plus fréquente de la pertinence des filières francophones, qu’il s’agisse des classes bilingues ou des FUF, par les Vietnamiens eux-mêmes, dans un contexte où l’utilité du français est contestée de plus en plus souvent par les Français dans un nombre croissant de domaines et il est loisible de penser que la politique culturelle et linguistique mise en place par la France à l’étranger demeurera en échec dans les pays non francophones tant que la place du français en France sera empiétée par l’anglais, par l’entremise de Français eux-mêmes, dans tous les domaines de pointe et dans un nombre croissant de cas. Plus particulièrement dans le domaine scientifique, quelle peut être l’utilité d’une langue que les locuteurs natifs n’utilisent plus dans leurs demandes de financement à leur propre gouvernement (voir les règles définies par « l’Agence nationale de la
recherche » et s’appliquant à la demande d’octrois de recherche), qu’ils n’utilisent plus dans leurs rapports dans les instituts de recherche financés directement par les contribuables français, tels que l’INRIA, et dont l’usage est frappé d’interdit dans tous les congrès scientifiques internationaux tenus en France ? Il est inutile de promouvoir la Francophonie à l’extérieur de la France, fût-ce par la France elle-même ou par des organismes prétendument «internationaux» tels que l’OIF (financée à 85% par le ministère des Affaires étrangères français), tant que les Français se détourneront de leur propre langue. Perdre la face est très important pour un Asiatique. Or, nous la perdons tous les jours en Asie par nos incohérences et nos contradictions. Nous ne sommes plus guère pris au sérieux même si certains aspects de notre offre demeurent tout à fait sérieux. En conséquence, la qualité des étudiants que nous recrutons est largement insuffisante et on ne peut plus espérer attirer d’étudiants des classes sociales les plus favorisés : ceux qui sont, qu’on le veuille ou
non, susceptibles plus tard, de devenir les hauts fonctionnaires qui seraient en mesure de nous prodiguer les faveurs que nous recherchons et avec lesquels des relations privilégiées seraient en mesure de s’établir. L’ambassade de France a même dû instaurer le TCF ou « test de connaissance du français » pour limiter le nombre d’étudiants venant en France y faire des études qu’ils ne pouvaient souvent réussir. À côté de cela, les meilleurs étudiants se battent pour entrer dans les filières anglophones qui constituent pour eux un préalable à une admission dans une université authentiquement anglophone, en Australie, aux États-Unis d'Amérique ou en Angleterre. À l’Institut de la Francophonie pour l’informatique, plusieurs étudiants m’ont avoué que leur rêve était de continuer en doctorat aux États-Unis. Ces étudiants savaient que j’avais travaillé de longues années aux États-Unis et pensaient que j’approuverais leurs propos. Ils avaient postulé à l’institut par défaut et n’apprenaient le français qu’avec de très grandes réticences, une langue dans laquelle d’ailleurs ils ne fonctionnaient
qu’imparfaitement. Un professeur moldave, que nous avions engagé en 2004, me fit remarquer que les étudiants n’avaient pas un niveau suffisant en français pour pouvoir comprendre ses cours. Dans le cadre des animations organisées par le professeur de français, la pièce de théâtre annuelle, qui coïncida par hasard avec la réunion du Conseil d’administration de l’institut, fut une sérieuse source d’embarras pour l’AUF car les invités ne comprenaient même pas les propos des étudiants transformés en acteurs pour la circonstance, bien qu’ils fussent choisis parmi les meilleurs de leurs promotions, tant leur prononciation et leur accent étaient fautifs.

Dans ces circonstances, on comprend que la tentation est grande d’offrir des programmes en anglais. Toutefois, cette option est un leurre dans la mesure
où, encore une fois, les étudiants désireux de s’inscrire dans des filières en anglais considèrent qu’elles sont un pis-aller par rapport aux programmes offerts par des universités authentiquement anglophones. De plus, ces étudiants ne seront bien évidemment jamais les futurs interlocuteurs privilégiés dont nous voulons favoriser l’émergence sur la scène internationale et ils ne favoriseront jamais nos intérêts mais ceux des anglo-saxons. Voilà pourquoi il faut également éliminer les filières privilégiant la connaissance de l’anglais. Encore une fois, cela est équivalent à faire la promotion de cette langue aux dépens de notre propre langue et du modèle que nous voulons offrir. Une offre en anglais est l’équivalent, dans une maladie, à faire disparaître au mieux les symptômes
au lieu d’éliminer la cause. C’est l’équivalent de casser le thermomètre pour qu’on ne puisse plus se rendre compte que le patient a la fièvre !

Ainsi, il faut comprendre une fois pour toutes que ce n’est pas notre rôle de faire la promotion d’un trilinguisme comprenant obligatoirement l’anglais,
mais de simplement faire la promotion de notre modèle, de notre langue et des formations que nous pouvons offrir et dont la qualité s’avère excellente quand les conditions d’acquisition de ces formations sont optimales. À l’initiative du premier directeur des études, l’IFI, que j’ai dirigé durant 27 mois, impose un cours d’anglais à ses étudiants. Or, les étudiants qui fréquentent l’IFI n’ont pas attendu après l’AUF pour étudier l’anglais s’ils jugeaient que la connaissance de cette langue leur serait utile. De plus, le ministère de l’Éducation vietnamien rend l’étude de l’anglais obligatoire dès l’école élémentaire et les étudiants en science doivent obligatoirement réussir une épreuve d’anglais dans leur concours d’entrée à l’université. À double titre, nous sommes donc ridicules mais, même si ce cours d’anglais est d’une importance marginale, sa valeur symbolique est néanmoins très forte puisque, implicitement, l’AUF fait la promotion d’une langue qui sous-tend un modèle concurrent ! C’est cela qu’il faut bien comprendre et, d’ailleurs, nous ne manquons pas de susciter des sourires moqueurs chez les employés vietnamiens de l’AUF, voire les sarcasmes, plus particulièrement de ceux qui ont une excellente maîtrise de notre langue ! Pourtant, les francophones natifs employés de l’AUF en sont rarement conscients, tant leur point de vue exclut d’emblée une perception étrangère, et cela d’autant plus qu’ils sont haut placés dans la hiérarchie de cette organisation.

Il faut bien avoir conscience du fait que les vrais décideurs de l’AUF sont composés exclusivement de hauts fonctionnaires et dont le parcours professionnel exclu naturellement les situations au cours desquels ils auraient pu acquérir le point de vue d’un étranger. Dans le système qui s’applique actuellement à son recrutement, un haut fonctionnaire ne serait pas fonctionnaire s’il avait été en poste à l’étranger pour travailler au bénéfice d’une entité étrangère, et appliquant nécessairement d’autres critères d’évaluation et d’appréciation. Si l’AUF emploie des contractuels, il s’agit presque toujours de fonctionnaires détachés à titre temporaire, qui travaillent simplement pour une autre entité gouvernementale ou qui est financée de manière directe ou indirecte par un seul et même employeur, c’est-à-dire le gouvernement. Rarement, la réflexion de la francophonie institutionnelle s’enrichit d’apports vraiment extérieurs. Il n’y a que peu d’osmose entre le monde des affaires, l’université et l’administration et il y a exclusion systématique de ceux qui ont une véritable expérience internationale et qui ont pleinement conscience des rapports de force géopolitiques, des enjeux et des compétitions qui s’exercent sur le terrain. Les responsables de la Francophonie institutionnelle fonctionnent en vase clos, ignorants les actions concurrentes des pays anglo-saxons, de celles de la Chine et du Japon et persistent à penser que quelques interlocuteurs vietnamiens francophones leur procureront objectivement les informations essentielles.

Quoi qu’il en soit, il est loisible de penser que l’action culturelle et scientifique de la francophonie dans le monde non francophone est vouée à l’échec ou à la stagnation tant qu’elle n’aura aucune signification en France et tant qu’elle sera empêtrée dans des contradictions et des incohérences internes. En Asie, perdre la face signifie que nous sommes quotidiennement et publiquement exposés à nos contradictions, ce qui nous décrédibilise mais aussi nous expose à des quolibets et d’assez nombreuses vexations que nos ambassadeurs doivent certainement percevoir à moins qu’ils n’aient des peaux de crocodile !

Il y aurait encore beaucoup à dire dans le cadre d’une politique offensive que la francophonie politique, économique et culturelle pourrait déployer en
s’appuyant sur les fautes commises par ses concurrents et ses adversaires, mais cet aspect ne peut être mis à l’ordre du jour tant que la francophonie ne signifie rien en France et que l’anglomanie conquérante continue à annihiler nos forces vives.


Charles Durand