Sujet :

Penser la langue en politique

Date :

22/11/2002

De Denis Griesmar (Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

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Colloque - Université de Pau - 22 novembre 2002

PENSER LA LANGUE EN POLITIQUE

 

Le titre de cette ébauche de réflexion est sans doute trop ambitieux, et nous ne pourrons ici qu’esquisser certains problèmes, mais il est aussi volontairement ambigu : penser la langue dans la politique, et également penser la langue en tant que sujet politique. C’est là un programme qui se situe à l’intérieur de la politique, car il ne s’agit pas ici de faire de la langue un objet de science, mais bien de saisir dans quelle mesure elle peut être un outil pour l’action.

Sur un tel sujet, nous rencontrons dès l’abord deux types de difficultés : la première vient du fait que ceux qui font aujourd’hui profession de parler de la langue le font d’un point de vue qui n’est pas le nôtre ici, mais là aussi avec cette inévitable question préjudicielle, à savoir que la langue est à la fois l’objet et l’instrument de l’analyse. On dit en linguistique que « la métalangue est dans la langue ». La seconde découle d’une situation, très générale chez les non linguistes, où la langue n’est traitée que par omission ou comme un donné, une chose qui va de soi et qui ne mérite pas qu’on s’y arrête.

Si l’on constate qu’aujourd’hui la question de la langue est considérée, dans les faits, comme négligeable par les politiques, il faut en conclure que le temps est venu de la poser à nouveau sérieusement.

Par un chassé-croisé qui est une ironie de l’histoire, ce sont peut-être les plus anciens écrits sur la langue qui sont les plus proches de notre problématique. Dans les différentes traditions que nous connaissons, en sanscrit, en grec, en latin, la langue fait l’objet de grammaires, qui se veulent explicitement des recueils de règles pour bien parler, ou pour bien écrire, une langue envisagée comme structure de référence. Langue du pouvoir, langue de la Cour, elle est celle d’un État, et le scribe comme le grammairien sont des personnages importants et indispensables à la société telle qu’elle est constituée. Il s’agit de viser à l’efficacité de la transmission des messages, mais aussi, dans le temps, à l’expression d’une volonté de persévérer dans l’être, et donc, de toute façon, de distinguer entre une norme acceptable, et des écarts, des déviances, qui ne le sont pas, ou qui témoignent d’un éloignement social ou géographique par rapport au centre du pouvoir. Il s’agit donc d’un point de vue que nous appelons aujourd’hui normatif. Il est à noter que la linguistique d’aujourd’hui n’a que mépris pour cela, mais qu’elle sort ainsi de son domaine de compétence, et aussi qu’elle ne remplit pas, ce faisant, sa mission propre de description socio-linguistique : il n’existe pas de société sans norme, et la linguistique, en tant que telle, ne donne aucun titre à délégitimer la norme. Quoi qu’il en soit, seul le souverain, faut-il le rappeler, possède la compétence de ses compétences.

Pour autant, les philosophes du pouvoir, comme dans la Grèce antique, intègrent la question de la langue, dans leurs théories, de deux points de vue : soit dans son rapport à la vérité, une vérité extérieure, et c’est la querelle du nominalisme, que l’on trouve exposée dans le Cratyle, ce que Saussure appellera plus tard l’ «arbitraire du signe», soit de façon dérivée et appliquée à l’art de convaincre, la rhétorique. Aristote, lui, mène une réflexion suivie, mais non ramassée, et qu’il faut chercher d’un bout à l’autre de son œuvre. Étant donné que l’homme est, selon lui, un animal politique, ζωον πόλιτικον, et que « tout État, ainsi que nous le savons, est une société, l’espoir d’un bien…les discours doivent nécessairement passer par les notions communes… » La norme linguistique, dans la Grèce antique, est la κοινή. Ceci, naturellement, sous-entend la notion de contrat : αλλ αναγκη διά τών κοινων ποιεισθάι τας πιστεις κάι τούς λογούς (Rhétorique, I, I, 1355 a 27-28). De même, Cicéron parlera plus tard du « societatis vinculum ratio et oratio ».

D’où l’importance de l’éducation. Celle-ci, dans l’État idéal, comprend au premier chef τα γραμματα (Politique, VIII, 3). Il s’agit là d’une exigence minimale à laquelle aucune société constituée ne peut se soustraire. C’est ainsi que la κοινη reste la référence des cités grecques et, en partie, avec le latin, celle de l’Empire romain. La référence peut en effet être endogène ou exogène, comme l’est le latin pendant tout le Moyen Age en Europe, mais dans ce cas il s’agit d’une norme antérieurement définie, et non de celle d’un État étranger. Au sens strict, d’ailleurs, pour les pays de langue romane, le latin n’est qu’un état antérieur de la langue parlée, et la France se trouve dans une situation qui n’a rien d’original par rapport à ce que l’on trouve dans de nombreuses parties du monde. Néanmoins, la langue continuant d’évoluer, et la norme de référence n’étant plus véritablement commune, les simples nécessités de l’administration et de la justice sont à l’origine de cet aggiornamento que constitue, dans notre pays, l’Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539.

Il faut cependant bien noter que nous sommes ici dans le domaine des nécessités pratiques, et qu’il n’y a derrière ce type de mesure aucune réflexion théorique sur la nature de la langue. Cette dernière nécessite une «mise en abîme» qui représente un exercice difficile, lequel ne peut être le fruit que d’une observation méthodique et, à la limite, schizophrène. Comme nous l’avons déjà dit, nous sommes obligés d’utiliser l’instrument pour le décrire lui-même.

Ce qui motive, en fait, la plupart des réflexions portant sur le sujet, de Port-Royal à Bertrand Russell, Austin ou Wittgenstein, c’est, avec l’émergence des sciences expérimentales, l’adéquation entre la langue naturelle et la logique formelle - cela aboutissant à la mise au point de langages logico-mathématiques formalisés, lesquels, il faut le remarquer, ont toujours besoin de la béquille que fournit une langue naturelle.

On notera, au passage, que cette prétendue imperfection des langues naturelles, permettant, par exemple, le mensonge ou la prise de distances multiples par rapport à une situation, nourrit, de Leibniz aux tenants de l’espéranto, les utopies de langue artificielle, unique, qui serait seule susceptible d’assurer la compréhension universelle et l’égalité parfaite entre les locuteurs. Ces efforts, vains jusqu’à nos jours, se fondent sur deux présupposés :

- que la langue est un support neutre de la pensée ;

- que la diversité est en soi un mal et que si chacun parlait cette langue merveilleuse, l’incompréhension entre les hommes disparaîtrait comme par enchantement.

Sur le premier point, la linguistique a tranché, non pas d’ailleurs de façon absolue, mais relative, avec ce qu’on appelle l’hypothèse de Sapir-Whorf. On a également parlé de la « vision du monde Hopi ». Qu’est-ce à dire ? L’idée découle d’une observation simple : on n’apprend à parler qu’à travers une langue. Or une langue est une structure, un système de signes, à travers lequel la pensée se construit autant qu’elle s’exprime. Et penser, c’est trancher, c’est choisir. Or, on ne peut tout choisir à la fois. Cela est vrai à tous les niveaux de langue.

Au plan phonologique, chaque idiome privilégie telle ou telle opposition, et l’économie du système fait que le nombre d’oppositions de base est limité. On peut faire appel à des tons distinctifs, ou réserver la mélodie de la phrase pour la stylistique. On peut même avoir une inversion du courant sonore comme avec les implosives du foulfouldé. Sans parler des clics.

Au plan morpho-syntaxique, on distingue les langues agglutinantes et les langues analytiques. Certaines ont des séries de flexions, de déclinaisons ; d’autres des ensembles de prépositions. La conjugaison des verbes, lorsqu’on peut parler de verbes, met l’accent sur le temps, ou encore sur l’aspect. Celui-ci, d’ailleurs, peut fort bien marquer autre chose qu’un verbe à proprement parler. Ainsi, l’inuktitut distingue-t-il, par une particule, la maison en construction de la maison achevée. On peut avoir une distinction entre un «nous» inclusif et un «nous» exclusif, entre un singulier, un pluriel et un duel. La limite entre le singulier et le pluriel, lorsque cette distinction seule existe, n’est pas toujours la même. Ainsi, en français, jusqu’à deux non compris, nous restons dans le singulier : on dit «une heure et demie». Mais en anglais et en allemand, tout ce qui dépasse un est du domaine du pluriel, et l’on a, normalement, "one and a half hours" et "anderthalb Stunden". On peut avoir un masculin et un féminin, mais également un masculin, un féminin et un neutre, ou encore, comme dans nombre de langues africaines, toute une série de classes nominales : celle des arbres, celle des animaux qui courent (que l’on se rappelle, à ce propos, la règle de grammaire grecque τά ζώά τρεκει, ce qui nous amène à l’opposition du dénombrable et de l’indénombrable, sur laquelle on pourrait s’étendre assez longuement). On peut même rencontrer de bien curieux modes d’abstraction (soit de répartition en classes de séries de désignations d’objets concrets), comme, encore, en inuktitut, avec les «objets ronds qui sortent de l’eau», et qui peuvent très bien désigner des têtes d’animaux marins ou des ballons.

Nous touchons ici le domaine de la sémantique, du découpage du réel, et de sa perception. Notre propos n’est évidemment pas de dire que tel ou tel serait plus légitime qu’un autre, ou supérieur à lui, mais que les langues sont les écoles de la pensée, comme l’a bien montré Émile Benveniste à propos d’Aristote, dans son article « Catégories de langue et catégories de pensée », repris dans les Problèmes de linguistique générale.

Nous voyons immédiatement l’extraordinaire richesse de la diversité des langues, le renouvellement constant des points de vue qu’elle apporte, à la manière, mais à un degré bien supérieur, des changements de variable que l’on peut opérer, en mathématiques, dans l’algèbre et le calcul intégral. Est-ce à dire, selon cette fameuse hypothèse de Sapir-Whorf, que, les langues étant irréductibles les unes aux autres, la communication de l’une à l’autre est impossible ? Évidemment non, d’abord parce que toutes les langues témoignent d’une expérience humaine dont la plus grande part est commune, et aussi parce que le mécanisme de la représentation est assez souple pour permettre d’établir des ponts. Le signifiant n’est pas le continuum physiologique, et le signifié n’est pas le référent. En fait, si la grammaire des langues est contraignante, elle ne l’est pas au point de faire obstacle à la pensée. On peut tout exprimer dans toutes les langues, pour autant, naturellement, qu’une certaine expérience humaine puisse leur servir de substrat : on peut traduire Einstein en ouolof, cela a été fait, mais on se heurte au nombre limité de lecteurs possibles.

Mais la conclusion essentielle à tirer de cet examen est que chaque langue a tendance à orienter sur tel ou tel type de problème, et à laisser dans l’ombre telle ou telle opposition. D’où, naturellement, en particulier dans les sciences, le besoin de langages formels, de recours à des sous-ensembles des langues naturelles totalement dépourvus d’ambiguïtés, de redondances et de contradictions, comme les symboles mathématiques ou chimiques.

Il ne faut cependant pas oublier qu’il y a là une relation dialectique, et que la pensée a besoin des langues naturelles. En mathématiques même, ni le mathématicien, ni ses intuitions, ne relèvent d’un système formel. L’homme n’est pas qu’un être doué de raison, et la raison elle-même se nourrit du sentiment : on redécouvre aujourd’hui l’importance de ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle. L’humanité est un tout, et ne s’épanouit, ne vit même, que dans des contextes, des situations, qui sont tous différents.

Si même, par la pensée, on pouvait imaginer qu’elle atteigne une uniformité complète, point n’est besoin d’être fort versé dans la théorie de Darwin pour s’apercevoir que sa fragilité deviendrait extrême, et qu’elle risquerait vite l’extinction totale. Au demeurant, le risque est réel, et l’on voit bien, avec les changements climatiques, les problèmes inédits de santé humaine et animale, que l’uniformisation des modes de vie est allée trop loin.

Les langues, comme l’ensemble des caractères des sociétés humaines, sont donc le reflet d’une histoire. Mais peut-on, et d’après quels critères, distinguer entre elles ? De quel point de vue, de quel lieu, pouvons-nous tirer des conséquences pratiques de cette diversité dont nous parlions ? Y a-t-il lieu de faire intervenir une notion d’efficacité, par exemple, dans la communication ? Et si oui, au profit de qui ? On voit immédiatement la complexité de la question, et la nécessité d’y introduire une autre dimension, extra-linguistique : celle du politique.

Il faut tout d’abord éviter, ou écarter, le risque d’un malentendu. Il est tout à fait hasardeux de vouloir classer les langues sur une échelle de valeur unidimensionnelle. Chacune d’entre elles est la plus belle, et possède les plus grandes qualités, pour ceux qui la parlent, mais on peut cependant dire ceci : une langue qui dispose d’une riche littérature, s’étendant sur plusieurs siècles, et qui est parlée sur un vaste domaine, dans des contextes anthropologiques, géographiques, climatiques, très différents les uns des autres, a de fortes chances d’avoir développé et affiné une vaste gamme d’outils et de distinctions, lui permettant d’appréhender les situations les plus variées. Langue d’un pouvoir indépendant, elle est aussi celle d’un ou de plusieurs peuples. Possédant des racines productives, elle incarne de divers points de vue ce qu’on appelle une «compétence», et non un corpus figé - elle évolue à son rythme propre et crée les mots dont elle a besoin.

La graphie, distincte de la langue, peut poser problème et même parfois représenter un obstacle à sa diffusion. Les caractères latins, parfois complétés par quelques signes diacritiques, se sont révélés suffisamment souples pour transcrire commodément des langues appartenant à des familles très différentes. Nous évoquerons rapidement le cas du chinois, langue à idéogrammes (qui ne sont pas des pictogrammes), système qui possède une valeur politique propre. Tout d’abord, il fonctionne comme un obstacle pour les étrangers, une sorte de code secret et, à la limite, un « trou noir » d’information, ce qui peut constituer un outil de défense intéressant (les Japonais en jouent également). Mais surtout, il s’agit là d’un puissant outil d’unification, symbolique, culturelle et politique : si l’on sait qu’en réalité les Chinois parlent quatre ou cinq langues principales, certes fortement apparentées, on se rend compte que l’adoption d’une transcription latine ferait immédiatement apparaître au grand jour une absence d’unité qu’il s’agit précisément de gommer.

La langue est donc un outil politique, sans non plus n’être que cela. Elle peut être au service d’une autorité politique, mais elle finit toujours par échapper à toute tentative de mainmise. Il est trop facile, au nom d’un droit-de-l’hommisme larmoyant, de dénoncer toute tentative de normalisation linguistique, en laissant libre jeu à des forces économiques qui n’ont aucun souci de l’intérêt général. La réalité est donc plus complexe, et il y a un équilibre à trouver entre un émiettement aboutissant à l’incompréhension et d’autre part l’imposition d’une langue unique au service de l’utopie marchande d’un monde uniforme, à l’entropie maximale. Monde dans lequel, soit dit en passant, les locuteurs-consommateurs n’ont plus rien à se dire, plus rien à échanger, le «commerce» (dans tous les sens du terme) entre les hommes n’ayant plus aucun intérêt.

Il nous faut, à ce point, revenir sur un trait fondamental du monde d’aujourd’hui, à savoir les conditions de production du discours. Dans un univers de plus en plus voué à la marchandisation, où chacun est de plus en plus isolé, on observe une asymétrie fondamentale entre ceux qui possèdent les réseaux de diffusion et ceux qui sont les simples récepteurs des messages, qu’ils soient directement politiques, publicitaires, ou autres.

Au temps des fameux «crocheteurs du Port-au-Foin», la distance n’était pas si grande entre le Prince et le vagabond. Un proverbe disait «un chien regarde bien un évêque». En revanche, aujourd’hui, le pouvoir qu’exercent les propriétaires des médias et leurs représentants, présentateurs de télévision, journalistes, publicitaires, est énorme. Prenons l’exemple du terme «sniper», dont semble s’être entiché le microcosme journalistique. Il n’apporte rien à la langue française, qui n’en a pas besoin, qui dispose de termes adéquats. On peut parler de tireur embusqué, ou isolé ; mais cette soudaine inflation snobinarde, due à un tout petit nombre de personnes devenues des prescripteurs linguistiques, aboutit à deux choses : tout d’abord, un flou sémantique nuisible à la cohérence de la langue, et en second lieu l’imposition perverse, par une sorte d’hypnose où l’on reconnaîtra le complexe du colonisé cher à Albert Memmi, de l’idée selon laquelle seul l’anglais serait porteur de la modernité. A cela s’ajoute l’inhibition des mécanismes créatifs propres à la langue, par le biais des racines et affixes productifs, analogue, notons-le en passant, à l’inhibition compétitive du métabolisme que l’on observe en biochimie, ou encore au phénomène du même genre qui se produit en économie, lorsqu’on décourage les producteurs locaux par des importations à bas prix.

Les emprunts peuvent donc être la meilleure ou la pire des choses : la meilleure, s’il s’agit d’un apport incontestable ; la pire, s’ils contribuent à figer la langue et, en fin de compte, à l’appauvrir. Certes, toute langue doit rester ouverte, et non pas se figer dans un corpus immuable, mais ici, comme sur la question de l’asymétrie dans la production du discours, l’analyse socio-linguistique reste bien souvent insuffisante. Au reste, cette question des emprunts lexicaux n’est qu’un des aspects du problème.

Aujourd’hui, les interventions sur la langue, qui peuvent être conscientes, comme celles des Commissions ministérielles de terminologie et de néologie, ou inconscientes, dans tous les sens du terme, comme chez certains journalistes ou publicitaires, sont telles qu’une action volontariste s’impose :

D’une part, il convient de se rendre compte que nous disposons, avec le français, d’une grande langue internationale, parlée sur tous les continents, riche d’une littérature considérable, qu’il s’agit d’illustrer et de développer sans complexe. De cesser, par conséquent, la perverse pratique du performatif destructeur, ce qu’on appelle en anglais "self-fulfilling prophecy". Non, le français n’est pas une pauvre chose fragile et fermée, prête à tomber en poussière. Oui, il y a un problème, celui d’une certaine « élite », notamment politico-administrative, qui ne croit plus, ni en son pays, ni en sa langue, et qui, hypnotisée par la force brute, va répétant, en une sorte de pétainisme linguistique éculé, que seul l’anglo-américain mérite de survivre.

Cependant, un peu de recul nous permet de constater que ni les locuteurs de l’espagnol, ni ceux du chinois, par exemple, n’ont cette attitude.

La réponse à donner est bien entendu politique, et fondée sur une conscience et sur une volonté. Elle doit aboutir à des actions ciblées, dans des domaines stratégiques. C’est ainsi que, dans les sciences, il ne serait pas choquant de conditionner l’évolution de la carrière des universitaires à la publication d’une proportion minimale de résultats de recherche en français. Il semble qu’ici le sens des responsabilités doive être sérieusement stimulé, et que, par ailleurs, le phénomène de dévalorisation collective, de perte d’identité et d’indépendance dans l’orientation de la recherche et l’allocation des ressources soit fortement sous-estimé. On en donnera pour exemple les travaux portant sur un « gène de l’obésité », alors qu’une observation sans parti pris conclurait immédiatement à la prédominance de facteurs socio-culturels, et d’abord alimentaires.

Au reste, il faut renvoyer sur cette question aux travaux de Charles Durand, défricheur émérite. Comme exemple de ce qui peut être fait, nous citerons également Jacques Mélot qui, dans le domaine de la mycologie, interdit les communications en anglais à ceux dont ce n’est pas la langue usuelle.

Il nous faut certes constater que la compétition entre les langues existe bien, qu’il n’y a là aucune « histoire d’amoura», mais que nous ne devons pas non plus hypostasier le « marché », lequel est une réalité construite, au service de certains intérêts, et non une donnée première.

Par parenthèse, s’il est facile, et un peu niais, de moquer des institutions telles que l’Académie française, laquelle s’entoure d’ailleurs depuis longtemps de linguistes compétents, un traducteur sait bien que, livré à lui-même, le client, qui voudrait souvent ne plus l’être, et qui est bien souvent une multinationale, cherche à imposer, contre les lois linguistiques, celles de la grammaire et celles qu’impose le législateur, comme notre loi Toubon, ou la loi 101 du Québec, un bon plaisir parfois abusif et souvent destructeur.

Mais je voudrais faire ici une remarque : les empires n’ont pas tous cherché à répandre leur langue au maximum, et l’on peut voir ici une différence entre l’empire colonial britannique, lequel réservait la bonne connaissance de l’anglais à une petite élite, et l’attitude contemporaine des États-Unis d’Amérique du nord, par exemple lorsque, dès la fin de la seconde Guerre mondiale, ils exercent ce qu’il faut bien appeler un chantage en conditionnant l’exécution du plan Marshall à l’ouverture sans réciproque aux productions culturelles américaines, notamment cinématographiques, en exigeant l’application de quotas qu’ils décrient aujourd’hui lorsque d’autres veulent reprendre la notion à leur compte. En réalité, comme pour la politique monétaire, il s’agit peut-être là de deux temps d’une même entreprise, que nous sommes bien obligés de qualifier de totalitaire.

À cela s’oppose la notion, qui est la nôtre, de langue comme bien commun partagé entre des citoyens. Ne faisons pas d’angélisme : une certaine contrainte linguistique est inévitable pour y parvenir, mais il s’agit là d’une contrainte minimum nécessaire au fonctionnement de la démocratie. Ce qui, ajoutons-le, ne s’oppose en rien à la reconnaissance des langues régionales sur leur domaine propre. Cette précision est nécessaire au moment où tant d’efforts non désintéressés sont déployés pour les instrumentaliser contre celle de la République. Il existe un espace linguistique optimum, comme il existe un espace monétaire optimum.

Il nous faudrait également parler plus longuement de la question de l'enseignement des langues, de celui de la langue de l'État comme de celui des langues étrangères. Ce dernier point mériterait un développement à part, mais il n'est peut-être pas inutile de signaler les conséquences néfastes d'une théorie jamais vérifiée, mais qui continue d'être appliquée, aboutissant à ce qu'on appelle la « méthode globale ». L'enfant, dans son évolution, apprend d'abord, c'est l'évidence même, la langue orale. Ce faisant, il témoigne d'une capacité d'analyse qu'il acquiert et développe dans cette activité même. Et c'est cette capacité qui est niée ultérieurement, au moment de l'apprentissage de la langue écrite, par l'emploi de la méthode globale ! Précisons au demeurant qu’il n’existe pas davantage de « méthode semi-globale » que de femme semi-enceinte ! Mais passons.

Je voudrais pour terminer plaider ici pour plus de cohérence dans l’approche politique de la question de la langue. C’est parce qu’elle n’existe pas en France qu’on voit se développer d’ahurissantes initiatives, comme celle, conjointe, du Secrétariat d’État français à l’Industrie et de l’Office Européen des Brevets pour éliminer la langue française de ce secteur crucial. La propriété industrielle est aujourd’hui un axe central de la stratégie des entreprises, et sa valeur documentaire, dans une série ininterrompue depuis la Révolution, est inestimable : une langue qui ne peut plus désigner les nouveautés scientifiques et techniques est vouée à s’étioler. Mais les brevets sont également des contrats, et des autorisations délivrées, octroyées par l’État (le néerlandais a gardé le mot d’ "octrooi") pour l’exercice d’un monopole d’exploitation. L’État, représentant l’ensemble des consommateurs, qui sont les utilisateurs du système en fin de compte, et qui sont aussi des citoyens, doit recevoir quelque chose en échange, et ce quelque chose est une description dans la langue de la République. Et comme ces textes sont producteurs de droit (la jurisprudence parle de la «loi des brevets») et opposables à tous, il est impensable qu’ils puissent être valables s’ils sont rédigés dans une autre langue que celle de notre Droit. Si l’un des grands principes du Droit est bien que « nul n’est censé ignorer la loia» ("nemo censetur ignorare legem"), il s’ensuit que nul ne doit être obligé d’en prendre connaissance dans une langue étrangère. C’est pourtant bien ce que prévoit le honteux Protocole de Londres, très malencontreusement signé par le précédent gouvernement, sans le moindre débat démocratique, et au grand ébahissement des autres pays latins, pour ne parler que d’eux, et qui n’a, à ce jour, heureusement pas été ratifié. Les Parlementaires ne doivent pas se laisser prendre à des arguments de coût de traduction, qui sont dérisoires (quelque 23 € par page pour des textes qui font en moyenne 25 à 30 pages - alors que les laboratoires pharmaceutiques, par exemple, dépensent plus de 80 000 francs par médecin et par an en publicité, rien qu’en France !), et qui sont supportés par les déposants. Aucun lien de cause à effet n’a été démontré - et pour cause ! - entre le déficit de la balance française des brevets, qui tient à d’autres facteurs, et le «coût» que représenterait l’emploi de la langue française en France (alors que les scientifiques, comme les autres, pensent dans leur langue) ! L’analphabétisme linguistique et la perte du sens civique conduisent ici à une dérive technocratique mortifère, dont le président du Sénat lui-même vient de s’inquiéter.

Il nous faut donc ici et maintenant, à la suite de notre Appel de Villers-Cotterêts, du 7 octobre 2001, appeler à un sursaut. Ne nous laissons pas priver de notre langue, de notre droit, de notre liberté de définir nous-mêmes, collectivement, l’avenir que nous voulons façonner, pour nous et nos enfants.

 

Denis GRIESMAR.

 

 

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