J'approuve sans réserve Anna-Maria Campogrande quand, parlant de
Louis-Jean Calvet et de Philippe van Parijs, elle nous met en garde
contre le risque de se laisser tromper par « la médiocre envergure
intellectuelle de ce genre de personnages, leur platitude, leur matérialisme
».
Ils sont effectivement très dangereux. Ils se servent de leur prestige
universitaire pour faire avaler des raisonnements qui ne se tiennent
qu'en apparence. Il est capital de garder son esprit critique et de dépister
leurs sophismes, parce que, grâce à leurs titres et à leur production
livresque, ils ont réussi à se faire considérer comme « spécialistes ».
Du coup, trop de politiciens, trop de journalistes, une trop grande
partie du grand public imaginent qu'ils ont étudié la question à fond
et que leurs thèses sont irréfutables. Nous nous devons de nous défendre
en dénonçant leurs erreurs de logique et la lâcheté qui est le fond
de leur prise de position fataliste.
La thèse de Louis-Jean Calvet (et il me semble que celle de van
Parijs lui ressemble comme deux gouttes d'eau) est que les individus, ou
les individus associés dans une lutte commune, ne peuvent rien, la société
évoluant, croient-ils, selon des lois mécaniques. Pour eux, on est
parti dans le sens de la disparition des langues régionales, peut-être
même des langues nationales, l'anglais conquiert de plus en plus de
monde, c'est un fait, on ne peut que s'incliner devant cette réalité
à laquelle rien ne peut s'opposer. Cette invitation à la démission
est une atteinte à l'intelligence et à la dignité humaine.
Dans mon livre « Le défi des langues » (Paris : L'Harmattan, 2e éd.
1998), j'ai réfuté comme suit l'argumentation de Calvet (p. 220) :
« Ce texte témoigne d'une grave confusion entre on
n'a jamais vu et cela ne peut exister. Au milieu du
19e siècle, on aurait tout aussi bien pu dire :
«
Jamais on n'a vu
d'ouvriers se grouper, organiser des mouvements de pression et des grèves
pour obtenir un changement dans leurs conditions de travail, la semaine
de quarante heures est une utopie » ou « Nous n'avons aucun
exemple historique d'une femme exerçant les fonctions de maire ou de
ministre, on peut être assuré que jamais des femmes n'accéderont à
de tels postes » ou encore « Jamais on n'a vu les États
coordonner une action de
santé publique à l'échelle mondiale et réussir ainsi à éliminer
une grave maladie. Il n'y a aucune chance qu'on vienne à bout de la
variole par une action concertée ». Pourtant la semaine de 40
heures existe, il y a des femmes maires et ministres, même dans le
Tiers-Monde, et la variole a effectivement été éradiquée grâce à
la coordination des activités organisée par l'OMS. »
Il est important de prendre conscience que ces messieurs -- et
leurs congénères qui sont nombreux dans tous les pays -- s'expriment
sur un ton d'autorité qui impressionne les naïfs, mais qui est
totalement usurpé, injustifié, puisqu'ils ne se fondent que sur une
partie de la réalité historique ou sociale et négligent totalement
les arguments contraires. En fait, l'histoire est imprévisible. Ont-ils
prévu, début novembre 1989, que le mur de Berlin allait s'écrouler et
l'URSS se désagréger ? Leur façon de procéder se base sur la
projection dans le futur d'une continuation sans accroc des tendances
actuelles. Or, les projections de tendance, aussi bien en démographie
qu'en économie, se sont souvent révélées erronées. Les évolutions
sont beaucoup trop aléatoires pour qu'on puisse se faire une certitude
sur la base de telles projections. (Si vous lisez des romans de science
fiction des années 70, vous verrez qu'aucun auteur n'a prévu
l'Internet ou les téléphones portables, qui auraient facilement tiré
leurs héros de situations délicates). Soyons donc vigilants. Il n'y a
aucune raison de démissionner en vertu d'arguments aussi fallacieux que
ceux dont ils nous rebattent les oreilles, avec une servilité envers
les puissants qui, franchement, n'a rien de sympathique.
Bien cordialement,
Claude Piron
cpiron@bluewin.ch