Sujet :

Laissez-nous nos langues et nos dialectes !

Date :

18/11/2003

De Francis Bernard (fmbernard@wanadoo.fr)

 

J'approuve sans réserve Anna-Maria Campogrande quand, parlant de Louis-Jean Calvet et de Philippe van Parijs, elle nous met en garde contre le risque de se laisser tromper par « la médiocre envergure intellectuelle de ce genre de personnages, leur platitude, leur matérialisme ».

Ils sont effectivement très dangereux. Ils se servent de leur prestige universitaire pour faire avaler des raisonnements qui ne se tiennent qu'en apparence. Il est capital de garder son esprit critique et de dépister leurs sophismes, parce que, grâce à leurs titres et à leur production livresque, ils ont réussi à se faire considérer comme « spécialistes ». Du coup, trop de politiciens, trop de journalistes, une trop grande partie du grand public imaginent qu'ils ont étudié la question à fond et que leurs thèses sont irréfutables. Nous nous devons de nous défendre en dénonçant leurs erreurs de logique et la lâcheté qui est le fond de leur prise de position fataliste.

 La thèse de Louis-Jean Calvet (et il me semble que celle de van Parijs lui ressemble comme deux gouttes d'eau) est que les individus, ou les individus associés dans une lutte commune, ne peuvent rien, la société évoluant, croient-ils, selon des lois mécaniques. Pour eux, on est parti dans le sens de la disparition des langues régionales, peut-être même des langues nationales, l'anglais conquiert de plus en plus de monde, c'est un fait, on ne peut que s'incliner devant cette réalité à laquelle rien ne peut s'opposer. Cette invitation à la démission est une atteinte à l'intelligence et à la dignité humaine.
Dans mon livre « Le défi des langues » (Paris : L'Harmattan, 2e éd. 1998), j'ai réfuté comme suit l'argumentation de Calvet (p. 220) :
  « Ce texte témoigne d'une grave confusion entre on n'a jamais vu et cela ne peut exister. Au milieu du 19e siècle, on aurait tout aussi bien pu dire : «
Jamais on n'a vu d'ouvriers se grouper, organiser des mouvements de pression et des grèves pour obtenir un changement dans leurs conditions de travail, la semaine de quarante heures est une utopie » ou  « Nous n'avons aucun exemple historique d'une femme exerçant les fonctions de maire ou de ministre, on peut être assuré que jamais des femmes n'accéderont à de tels postes » ou encore « Jamais on n'a vu les États coordonner une action de santé publique à l'échelle mondiale et réussir ainsi à éliminer une grave maladie. Il n'y a aucune chance qu'on vienne à bout de la variole par une action concertée ». Pourtant la semaine de 40 heures existe, il y a des femmes maires et ministres, même dans le Tiers-Monde, et la variole a effectivement été éradiquée grâce à la coordination des activités organisée par l'OMS. »
 Il est important de prendre conscience que ces messieurs -- et leurs congénères qui sont nombreux dans tous les pays -- s'expriment sur un ton d'autorité qui impressionne les naïfs, mais qui est totalement usurpé, injustifié, puisqu'ils ne se fondent que sur une partie de la réalité historique ou sociale et négligent totalement les arguments contraires. En fait, l'histoire est imprévisible. Ont-ils prévu, début novembre 1989, que le mur de Berlin allait s'écrouler et l'URSS se désagréger ? Leur façon de procéder se base sur la projection dans le futur d'une continuation sans accroc des tendances actuelles. Or, les projections de tendance, aussi bien en démographie qu'en économie, se sont souvent révélées erronées. Les évolutions sont beaucoup trop aléatoires pour qu'on puisse se faire une certitude sur la base de telles projections. (Si vous lisez des romans de science fiction des années 70, vous verrez qu'aucun auteur n'a prévu l'Internet ou les téléphones portables, qui auraient facilement tiré leurs héros de situations délicates). Soyons donc vigilants. Il n'y a aucune raison de démissionner en vertu d'arguments aussi fallacieux que ceux dont ils nous rebattent les oreilles, avec une servilité envers les puissants qui, franchement, n'a rien de sympathique.


  Bien cordialement,

Claude Piron
cpiron@bluewin.ch