La
science serait-elle le talon d'Achille de la francophonie au
sein de « ce lieu privilégié de production et de
diffusion des savoirs » qu'est l'institution
universitaire, tandis que les comités de lecture des éditeurs
et des revues scientifiques seraient, eux, tombés «totalement
sous la coupe des grandes équipes de recherche américaines» ?
Nombreux sont ceux qui professent une telle opinion, à
l'instar de Bernard Lecherbonnier, déplorant dans son essai
roboratif – Pourquoi veulent-ils tuer le français ?
, Albin Michel, 2005 – que « ce qui
symbolise la dévotion de nos universitaires et de nos
chercheurs au modèle anglo-saxon est leur adoption unanime
de la langue anglaise comme langue scientifique
internationale». Ce constat n'est pas innocent, loin s'en
faut, puisque du fait que chaque langue «découpe l'univers
à sa façon et en donne une image mentale différente,
[…] l'usage d'une seule langue enfermerait la pensée
scientifique dans une seule culture».
Madame
Gendreau-Massaloux, Recteur de l'Agence Universitaire de la
Francophonie (AUF) et présidente du Comité scientifique du
colloque organisé les 14 et 15 septembre prochains, dans le
cadre du festival francophone en France, avec l'Université
de Nantes, sur le thème «Quelles solidarités
scientifiques en francophonie ?», reconnaît pour sa
part l'importance de l'enjeu linguistique dans les pratiques
universitaires, mais refuse, comme on pouvait s'y attendre,
un diagnostic aussi sévère.
«Il
est vrai que la langue influe sur la nature même du savoir
en y imprimant un système de représentation qui lui est
propre et qu'on ne saurait concevoir un monde multipolaire
qui ne s'appuie, d'abord, sur la pluralité des langues. Il
en est ainsi, en particulier, dans ce grand «Sud» qui ne
se réduit pas à la seule Afrique et qui englobe des pays
émergents répartis sur toute la planète. Ce sont avant
tout ces derniers qui doivent s'émanciper des dominations
scientifiques anglo-saxonnes en s'affirmant, dans leur
propre langue, comme des auteurs de savoirs à part entière,
afin de combler l'écart avec les pays développés ».
Pas question, en effet, de dissocier les avancées
scientifiques du combat pour la langue qui les porte :
«L'école de mathématiques française, qui est la première
au monde, a remporté un tel succès parce qu'elle a fait
l'effort de défendre sa langue».
D'où
la cohérence des actions menées par l'AUF pour alimenter,
dans le cadre de la francophonie, les pôles d'excellence
des laboratoires qu'elle soutient, en même temps que les
langues des cultures dans lesquelles elles s'inscrivent.
D'où,
aussi, ces rencontres de Nantes qui ont précisément comme
objectif d'expliciter les mesures déjà prises, souvent mal
connues, et d'exposer leurs premiers fruits, démentant
ainsi la sempiternelle vulgate sur une mondialisation
scientifique exclusivement anglophone.
Madame
le Recteur ne minore, certes, ni l'ampleur des difficultés
ni le chemin qui reste encore à parcourir. Mais chaque pas
compte, «qui permet de susciter un mouvement de l'Histoire
allant à l'encontre du discours fataliste sur la
disparition des langues nationales». Ainsi, on observe que
les publications scientifiques – généralement en
anglais, – s'accompagnent de plus en plus souvent de résumés
dans la langue de l'auteur, ce qui enrichit manifestement le
contenu de la communication. Ou encore que, sur Internet,
plus le réseau s'internationalise, plus il devient
multilingue : les contenus en langue anglaise y sont désormais
inférieurs à 50% du total. Ou, enfin, que les premiers
effets du «rééquilibrage» que Madame Gendreau-Massaloux
appelle de ses vœux se font maintenant sentir : «La
France de jadis était surtout attentive aux techniques et
aux sciences «dures», ce qui tendait à répondre à une
demande sociale majoritaire au détriment des sciences
humaines longtemps considérées comme un luxe. Aujourd'hui,
les chefs d'État de la Francophonie nous suivent dans des
disciplines que nous jugeons essentielles pour réaliser les
objectifs qui sont les nôtres, comme les sciences du développement
durable – médecine, ingénierie, environnement… –,
la fabrication des outils éducatifs, les savoirs en français
et la linguistique.»
Quant
à la circulation des hommes et des femmes – professeurs,
chercheurs et étudiants – qu'on dit souvent entravée
par les restrictions dans l'attribution des visas, il faut
veiller à ne pas la prendre en compte dans une acception
centrifuge, à partir de la France considérée comme seul
centre de la Francophonie: «Les réseaux
inter-universitaires relient tout autant l'Afrique
sub-saharienne au Maghreb ou à l'Asie francophone qu'à
Paris. La question des visas ne concerne donc pas le seul
cas de la France mais la politique nationale de chacun. Et,
quoi qu'il en soit, la procédure d'attribution des bourses
par des jurys multinationaux, dans le cadre de l'AUF, permet
d'établir les dossiers suffisamment à l'avance pour faire
jouer des procédures adaptées, convenues avec les
consulats».
Autant
de sujets que les acteurs universitaires d'une francophonie
dynamique et solidaire s'attelleront à développer, à
Nantes, durant ces deux journées de tables rondes et
d'ateliers.