La
Suisse alémanique favorise l'anglais à l'école au détriment du
français.
2004 :
le choix des langues
Apprendre
l'anglais d'abord au lieu de la langue du voisin alémanique, romand
ou tessinois.
Après
Appenzell Rhodes-Intérieures, Uri a fait ce choix. Mais la vraie
bataille est, pour cette année, à Zurich où la résistance des maîtres
à l'enseignement simultané de deux langues à l'école primaire va
obliger le canton à trancher.
Laurent
Busslinger
Samedi 10 janvier 2004
Le débat reprend là où il a été spectaculairement ouvert voici
quatre ans par l'ex-conseiller d'État Ernst Buschor. En matière
d'apprentissage des langues, la Suisse va à nouveau avoir les yeux
braqués sur Zurich. Face aux autorités qui tiennent à introduire
l'anglais dès la 3e année et le français dès la 5e, les maîtres
se dressent. Ils annonceront mercredi le lancement d'une initiative
contre l'enseignement de deux langues à l'école primaire. Zurich
n'aura alors plus l'excuse de viser une quasi-égalité des deux
langues. Le plus peuplé des cantons devra trancher entre l'anglais et
le français.
Zurich a la certitude, s'il renonce à la langue du voisin romand,
d'engager pour de bon la bataille linguistique. Mais la métropole alémanique
risque de ne pas hésiter beaucoup, tant ses jeunes sont conquis,
leurs parents convaincus et l'économie impatiente. Nouvelle
responsable de l'Instruction publique, Regina Aeppli s'est déjà déclarée
adepte inconditionnelle de l'anglais précoce, tout en précisant « mais
pas au détriment du français ». Ce qui, dans l'anglomanie ambiante
prend un peu l'allure d'une figure de style.
Comme l'avait flairé Ernst Buschor, l'air du temps, le consumérisme
et la facilité d'apprentissage plaident en effet pour l'anglais. Dans
un système où l'apprentissage de la langue de l'autre passait pour
un pilier de l'entente confédérale, la brèche existe d'ailleurs déjà.
À la rentrée 2001, Appenzell Rhodes-Intérieures a laissé le français
pour l'anglais, enseigné dès la 3e primaire. «Un succès»,
constatait en novembre la NZZ am Sonntag en doublant une évaluation pédagogique
détaillée d'un reportage sans équivoque. Enfants et enseignants
s'avèrent «très motivés». Les élèves atteignent sans difficulté
le même niveau de connaissance que les Allemands de leur âge... et dépassent
rapidement celui de bien des Appenzellois adultes.
Or, Appenzell ne sera bientôt plus seul. Uri, qui était avec les
Grisons et au nom de ses liens transalpins historiques, l'unique
canton à enseigner l'italien en seconde langue, y renoncera en 2004.
Il a choisi l'anglais. Argovie prévoit aussi d'enseigner l'anglais en
3e dès 2004. À Lucerne, le conseiller d'État responsable des écoles,
Anton Schwingruber, vient de plaider l'abandon du «frühfranzösich»,
toujours au profit de l'anglais. Bref, les désaccords des directeurs
cantonaux de l'Instruction publique – qui n'avaient pu adopter en
2001 un concept national pour l'enseignement des langues –
commencent à se voir sur le terrain.
Pour l'instant la Suisse romande, avec Berne, résiste. En avril
dernier, sa conférence régionale (CIIP) a confirmé l'allemand dans
sa place de première langue étrangère (dès la 3e), l'anglais étant
généralisé au secondaire (7e). Pour la CIIP, comme l'avait dit la
Genevoise Martine Brunschwig Graf : «L'acte d'apprendre représente
bien sûr une démarche de communication, mais aussi un acte de compréhension
et d'intérêt à l'égard des autres communautés culturelles de
notre pays.» Rien n'est toutefois gravé dans le marbre. L'ancienne
directrice de l'Instruction publique vaudoise, Francine Jeanprêtre,
était encline à préférer l'anglais à l'allemand. Le récent
examen d'un rapport du Conseil d'État vaudois sur les langues a par
ailleurs vu l'ancien municipal de Lausanne, Francis Thévoz, vanter en
commission l'anglais, comparé «au latin de la Pax Romana».
À l'inverse, à Zurich même, des esprits se mobilisent contre l'hégémonie
anglicisante. « L'anglais ne sera pas un ciment pour la Suisse » martèle
ainsi Marco Baschera, professeur de littérature française et comparée
à l'Université de Zurich, enseignant de français, d'italien et de
philosophie au lycée scientifique de la ville (lire ci-dessous). À
51 ans, ce philologue double national (italien et suisse), qui a fait
une partie de ses études à Paris et enseigné dans plusieurs
universités américaines, est entré dès 1997 dans la bataille. « J'avais
été alerté par les propos simplistes et populistes d'Ernst Buschor
lorsqu'il a rendu l'anglais obligatoire au secondaire » explique-t-il.
"Wieviel Englisch braucht die Schweiz ?" (de quelle dose d'anglais a
besoin la Suisse ?) a-t-il interrogé dans un article qui a plus tard
donné son titre à un livre: « On évolue dans la confusion,
explique-t-il, en plaquant des critères économiques sur les
programmes scolaires des enfants de 10 ans. » Il dénonce aussi le
non-sens consistant à mettre en péril les complexes attaches d'un
pays multilingue au profit d'un outil de communication de base, sans
la moindre racine culturelle.
Reste à savoir si la lutte n'est pas déjà perdue. En 2001, dans le
contexte particulier d'une session parlementaire décentralisée au
Tessin, le socialiste neuchâtelois Didier Berberat avait fait passer
de justesse (72 voix contre 67) son initiative pour la primauté
d'apprentissage d'une langue étrangère nationale. Elle devrait être
examinée en plénum cette année, en même temps que la loi sur les
langues, mais Didier Berberat sait que les circonstances ont changé.
«L'UDC y est opposée, et si on revotait maintenant j'essuierais un
échec», dit-il. Or, sans solution centralisée, que Berne imposerait
au nom des liens confédéraux, la tentation du «Swiss Englisch» véhiculaire
a tous les risques d'être la plus forte.
« Si on renonce au lien culturel, il faut oser demander : où va la
Suisse ? »
Le professeur zurichois Mario Baschera dénonce l'anglais comme « briseur
d'identité ».
Propos recueillis par Laurent Busslinger
«Tant mieux, le débat s'anime.» Défenseur de la primauté
d'apprentissage des langues nationales, le professeur d'université
zurichois estime que le terrain gagné par l'anglais implique
d'aborder de front des sujets tabous. Pour lui la question de
l'identité nationale est posée : « S'ils ne sont plus prêts à
rencontrer la culture de leurs minorités, les Alémaniques doivent sérieusement
se demander s'ils préfèrent devenir le plus septentrional des «Länder»
allemands ou une province autrichienne », lâche-t-il.
Le Temps : Qu'est-ce qui vous pousse à intervenir dans le débat
des langues ?
Marco Baschera : J'ai étudié à Paris, vécu aux États-Unis, j'ai
les nationalités italienne et suisse, je ne suis pas un patriote
conservateur, mais je me fais du souci pour cette Confédération si
le débat linguistique est mené de façon exagérément pragmatique.
Dans son utilisation simpliste d'«outil» international, l'anglais
est une sorte de maladie de la vache folle : la «abse » pour « bad
simple English». On en fera jamais un lien ! C'est un briseur
d'attaches culturelles, et un pays multilingue comme la Suisse y est
particulièrement vulnérable.
– Pour vous, faut-il apprendre une ou deux langues étrangères
au degré primaire ?
– Je ne sais pas. Les théoriciens de la pédagogie disent qu'on
peut tout faire tôt, ce qui a le même effet sur les esprits que le
lancement du Spoutnik russe voici quarante-cinq ans. Tous les
politiciens suivent comme s'ils venaient de découvrir un eldorado économique.
En revanche les praticiens veulent une seule langue. Ils connaissent
les problèmes de l'allemand qui est déjà une seconde langue par
rapport au dialecte, et les faiblesses des élèves dans leur langue
d'enseignement (comparatif international PISA). Je crois que
politiciens, théoriciens et enseignants devraient commencer par un
vrai sérieux.
– Si on se limite à une langue, pourquoi pas l'anglais, plébiscité
par les élèves, facile à apprendre, qui domine l'informatique et
les sciences ?
– Avant de lui accorder la priorité j'aimerais savoir quel anglais
on vise. Ce n'est jamais précisé. Or, je trouve très bizarre de
vouloir caser dans les programmes des enfants un anglais véhiculaire
qu'ils apprendront facilement à l'adolescence, tout en le vantant
comme une langue technologique. L'anglais scientifique, boursier ou
informatique est à mille lieues des besoins des jeunes. Celui qui ne
trouve vraiment pas son compte dans cette approche c'est l'anglais
lui-même, simple véhicule de la mondialisation, et peut-être
aujourd'hui la langue la plus menacée au monde.
– Pourquoi ne s'intéresse-t-on plus à la langue du voisin ?
– Il y a un phénomène de mode, d'«approche-client», de
fascination pour un instrument de communication immédiat. On oublie
que nos trois langues nationales sont des langues internationales, que
trois contrées se rencontrent ici et donnent à ce pays une expérience
multiculturelle concrète unique. Y renoncer, c'est consacrer la
globalisation sans ancrage local, et il faut alors se demander comment
ce pays peut survivre ? Peut-on imaginer qu'un Glaronais demande "Could
I have some bread" dans une boulangerie lausannoise ? C'est ridicule.
– Quel rôle joue le dialecte dans le désintérêt des Alémaniques
pour le français ?
– Dialecte et anglais sont les deux faces d'une même pièce, et je
crains que tous deux participent de ce que Roland Barthes nomme la «crise
de l'amour de la langue». Tous deux évoluent vite, sans garde-fou
grammatical, ce qui est plus facile, mais comporte un risque énorme
de provincialisation. On va vers des cantons alémaniques qui ne
sauront bien ni l'anglais, ni l'allemand, et qui auront perdu le
contact culturel avec le grand voisin pour le profit illusoire de
l'accès à une virtualité économique et informatique.
– Pourquoi la Suisse n'a-t-elle pas tiré un meilleur parti de
son multilinguisme ?
– Mais elle en a tiré parti ! J'écoute les propos de manageurs, et
je les entends répéter que l'avantage économique de la Suisse, c'est
son plurilinguisme. Je suis d'autant plus étonné de voir qu'on veut
le saborder. Bientôt tout le monde parlera l'anglais, la différence
se fera justement sur la maîtrise des autres langues. À terme cela
me rend relativement optimiste, mais il semble qu'il faille
entre-temps passer par un tunnel... et qu'on y entre.