Sujet : La Suisse alémanique favorise l'anglais !
Date : 12/01/2004
De :   Françoise Morgan (morvan.fr@wanadoo.fr)

La Suisse alémanique favorise l'anglais à l'école au détriment du français.

2004 : le choix des langues

Apprendre l'anglais d'abord au lieu de la langue du voisin alémanique, romand ou tessinois.

Après Appenzell Rhodes-Intérieures, Uri a fait ce choix. Mais la vraie bataille est, pour cette année, à Zurich où la résistance des maîtres à l'enseignement simultané de deux langues à l'école primaire va obliger le canton à trancher.

Laurent Busslinger

Samedi 10 janvier 2004

 

Le débat reprend là où il a été spectaculairement ouvert voici quatre ans par l'ex-conseiller d'État Ernst Buschor. En matière d'apprentissage des langues, la Suisse va à nouveau avoir les yeux braqués sur Zurich. Face aux autorités qui tiennent à introduire l'anglais dès la 3e année et le français dès la 5e, les maîtres se dressent. Ils annonceront mercredi le lancement d'une initiative contre l'enseignement de deux langues à l'école primaire. Zurich n'aura alors plus l'excuse de viser une quasi-égalité des deux langues. Le plus peuplé des cantons devra trancher entre l'anglais et le français.
 

Zurich a la certitude, s'il renonce à la langue du voisin romand, d'engager pour de bon la bataille linguistique. Mais la métropole alémanique risque de ne pas hésiter beaucoup, tant ses jeunes sont conquis, leurs parents convaincus et l'économie impatiente. Nouvelle responsable de l'Instruction publique, Regina Aeppli s'est déjà déclarée adepte inconditionnelle de l'anglais précoce, tout en précisant « mais pas au détriment du français ». Ce qui, dans l'anglomanie ambiante prend un peu l'allure d'une figure de style.
 

Comme l'avait flairé Ernst Buschor, l'air du temps, le consumérisme et la facilité d'apprentissage plaident en effet pour l'anglais. Dans un système où l'apprentissage de la langue de l'autre passait pour un pilier de l'entente confédérale, la brèche existe d'ailleurs déjà. À la rentrée 2001, Appenzell Rhodes-Intérieures a laissé le français pour l'anglais, enseigné dès la 3e primaire. «Un succès», constatait en novembre la NZZ am Sonntag en doublant une évaluation pédagogique détaillée d'un reportage sans équivoque. Enfants et enseignants s'avèrent «très motivés». Les élèves atteignent sans difficulté le même niveau de connaissance que les Allemands de leur âge... et dépassent rapidement celui de bien des Appenzellois adultes.
 

Or, Appenzell ne sera bientôt plus seul. Uri, qui était avec les Grisons et au nom de ses liens transalpins historiques, l'unique canton à enseigner l'italien en seconde langue, y renoncera en 2004. Il a choisi l'anglais. Argovie prévoit aussi d'enseigner l'anglais en 3e dès 2004. À Lucerne, le conseiller d'État responsable des écoles, Anton Schwingruber, vient de plaider l'abandon du «frühfranzösich», toujours au profit de l'anglais. Bref, les désaccords des directeurs cantonaux de l'Instruction publique – qui n'avaient pu adopter en 2001 un concept national pour l'enseignement des langues – commencent à se voir sur  le terrain.
 

Pour l'instant la Suisse romande, avec Berne, résiste. En avril dernier, sa conférence régionale (CIIP) a confirmé l'allemand dans sa place de première langue étrangère (dès la 3e), l'anglais étant généralisé au secondaire (7e). Pour la CIIP, comme l'avait dit la Genevoise Martine Brunschwig Graf : «L'acte d'apprendre représente bien sûr une démarche de communication, mais aussi un acte de compréhension et d'intérêt à l'égard des autres communautés culturelles de notre pays.» Rien n'est toutefois gravé dans le marbre. L'ancienne directrice de l'Instruction publique vaudoise, Francine Jeanprêtre, était encline à préférer l'anglais à l'allemand. Le récent examen d'un rapport du Conseil d'État vaudois sur les langues a par ailleurs vu l'ancien municipal de Lausanne, Francis Thévoz, vanter en commission l'anglais, comparé «au latin de la Pax Romana».
 

À l'inverse, à Zurich même, des esprits se mobilisent contre l'hégémonie anglicisante. « L'anglais ne sera pas un ciment pour la Suisse » martèle ainsi Marco Baschera, professeur de littérature française et comparée à l'Université de Zurich, enseignant de français, d'italien et de philosophie au lycée scientifique de la ville (lire ci-dessous). À 51 ans, ce philologue double national (italien et suisse), qui a fait une partie de ses études à Paris et enseigné dans plusieurs universités américaines, est entré dès 1997 dans la bataille. « J'avais été alerté par les propos simplistes et populistes d'Ernst Buschor lorsqu'il a rendu l'anglais obligatoire au secondaire » explique-t-il. "Wieviel Englisch braucht die Schweiz ?" (de quelle dose d'anglais a besoin la Suisse ?) a-t-il interrogé dans un article qui a plus tard donné son titre à un livre: « On évolue dans la confusion, explique-t-il, en plaquant des critères économiques sur les programmes scolaires des enfants de 10 ans. » Il dénonce aussi le non-sens consistant à mettre en péril les complexes attaches d'un pays multilingue au profit d'un outil de communication de base, sans la moindre racine culturelle.
 

Reste à savoir si la lutte n'est pas déjà perdue. En 2001, dans le contexte particulier d'une session parlementaire décentralisée au Tessin, le socialiste neuchâtelois Didier Berberat avait fait passer de justesse (72 voix contre 67) son initiative pour la primauté d'apprentissage d'une langue étrangère nationale. Elle devrait être examinée en plénum cette année, en même temps que la loi sur les langues, mais Didier Berberat sait que les circonstances ont changé. «L'UDC y est opposée, et si on revotait maintenant j'essuierais un échec», dit-il. Or, sans solution centralisée, que Berne imposerait au nom des liens confédéraux, la tentation du «Swiss Englisch» véhiculaire a tous les risques d'être la plus forte.
 

« Si on renonce au lien culturel, il faut oser demander : où va la Suisse ? »
Le professeur zurichois Mario Baschera dénonce l'anglais comme « briseur d'identité ».
Propos recueillis par Laurent Busslinger
«Tant mieux, le débat s'anime.» Défenseur de la primauté d'apprentissage des langues nationales, le professeur d'université zurichois estime que le terrain gagné par l'anglais implique d'aborder de front des sujets tabous. Pour lui la question de l'identité nationale est posée : « S'ils ne sont plus prêts à rencontrer la culture de leurs minorités, les Alémaniques doivent sérieusement se demander s'ils préfèrent devenir le plus septentrional des «Länder» allemands ou une province autrichienne », lâche-t-il.

Le Temps : Qu'est-ce qui vous pousse à intervenir dans le débat des langues ?

Marco Baschera : J'ai étudié à Paris, vécu aux États-Unis, j'ai les nationalités italienne et suisse, je ne suis pas un patriote conservateur, mais je me fais du souci pour cette Confédération si le débat linguistique est mené de façon exagérément pragmatique. Dans son utilisation simpliste d'«outil» international, l'anglais est une sorte de maladie de la vache folle : la «abse » pour « bad simple English». On en fera jamais un lien ! C'est un briseur d'attaches culturelles, et un pays multilingue comme la Suisse y est particulièrement vulnérable.

– Pour vous, faut-il apprendre une ou deux langues étrangères au degré primaire ?

– Je ne sais pas. Les théoriciens de la pédagogie disent qu'on peut tout faire tôt, ce qui a le même effet sur les esprits que le lancement du Spoutnik russe voici quarante-cinq ans. Tous les politiciens suivent comme s'ils venaient de découvrir un eldorado économique. En revanche les praticiens veulent une seule langue. Ils connaissent les problèmes de l'allemand qui est déjà une seconde langue par rapport au dialecte, et les faiblesses des élèves dans leur langue d'enseignement (comparatif international PISA). Je crois que politiciens, théoriciens et enseignants devraient commencer par un vrai sérieux.

– Si on se limite à une langue, pourquoi pas l'anglais, plébiscité par les élèves, facile à apprendre, qui domine l'informatique et les sciences ?

– Avant de lui accorder la priorité j'aimerais savoir quel anglais on vise. Ce n'est jamais précisé. Or, je trouve très bizarre de vouloir caser dans les programmes des enfants un anglais véhiculaire qu'ils apprendront facilement à l'adolescence, tout en le vantant comme une langue technologique. L'anglais scientifique, boursier ou informatique est à mille lieues des besoins des jeunes. Celui qui ne trouve vraiment pas son compte dans cette approche c'est l'anglais lui-même, simple véhicule de la mondialisation, et peut-être aujourd'hui la langue la plus menacée au monde.

– Pourquoi ne s'intéresse-t-on plus à la langue du voisin ?

– Il y a un phénomène de mode, d'«approche-client», de fascination pour un instrument de communication immédiat. On oublie que nos trois langues nationales sont des langues internationales, que trois contrées se rencontrent ici et donnent à ce pays une expérience multiculturelle concrète unique. Y renoncer, c'est consacrer la globalisation sans ancrage local, et il faut alors se demander comment ce pays peut survivre ? Peut-on imaginer qu'un Glaronais demande "Could I have some bread" dans une boulangerie lausannoise ? C'est ridicule.

– Quel rôle joue le dialecte dans le désintérêt des Alémaniques pour le français ?

– Dialecte et anglais sont les deux faces d'une même pièce, et je crains que tous deux participent de ce que Roland Barthes nomme la «crise de l'amour de la langue». Tous deux évoluent vite, sans garde-fou grammatical, ce qui est plus facile, mais comporte un risque énorme de provincialisation. On va vers des cantons alémaniques qui ne sauront bien ni l'anglais, ni l'allemand, et qui auront perdu le contact culturel avec le grand voisin pour le profit illusoire de l'accès à une virtualité économique et informatique.

– Pourquoi la Suisse n'a-t-elle pas tiré un meilleur parti de son multilinguisme ?

– Mais elle en a tiré parti ! J'écoute les propos de manageurs, et je les entends répéter que l'avantage économique de la Suisse, c'est son plurilinguisme. Je suis d'autant plus étonné de voir qu'on veut le saborder. Bientôt tout le monde parlera l'anglais, la différence se fera justement sur la maîtrise des autres langues. À terme cela me rend relativement optimiste, mais il semble qu'il faille entre-temps passer par un tunnel... et qu'on y entre.
 


 

Folie d'anglais (année 2004-2003)