Sujet :

L'anglais, espéranto des auditoires ?

Date :

16/10/2003

De Germain Pirlot (gepir.apro@pandora.be)


Ces deux textes sont tirés du site  Libre Belgique : www.lalibre.be

 

Le souci d'atteindre un large public incite les auteurs à rédiger et publier en anglais. Ils ne font, en cela, qu'accepter la logique élémentaire de la langue commune unique, globalement efficace.

 

Illu Roberto Pazos

     Jacques Drèze, 

 

professeur retraité à l'UCL

 

Membre du CORE (Center for Operations Research and Econometrics)

 

Le département des sciences économiques de l'UCL introduisait ses premiers cours en anglais dans les années 60, en collaboration avec la KUL. Aujourd'hui, le département offre un programme de maîtrise enseigné entièrement en anglais, en collaboration avec la KUL et les Facultés de Namur. Ce programme, orienté vers la préparation à la recherche, attire des étudiants de tous horizons. La première thèse de doctorat rédigée en anglais remonte à 1968. Durant les années 90, 80 pc des thèses de doctorat ont été rédigées en anglais. Les 43 thèses soutenues depuis 2000 sont toutes rédigées en anglais (y compris par 12 francophones).

Cette montée de l'anglais dans l'enseignement avancé et la recherche ne fait que refléter l'évolution globale de la discipline. Aujourd'hui, tout chercheur en économie est anglophone ; il lit, publie et débat en anglais ; c'est une condition incontournable de présence effective sur la scène scientifique.

Comment en est-on arrivé là ? L'équation est simple. Si les utilisateurs de diverses langues désirent communiquer, ils doivent choisir entre l'apprentissage de langues étrangères et le recours aux traducteurs. Dans un cas comme dans l'autre, le croisement de plusieurs langues pose problème, sauf si l'on accepte le recours à une langue commune unique. Ainsi, les pays membres de l'UE utilisent 11 langues. S'ils voulaient que chaque participant à une réunion puisse utiliser sa seule langue maternelle, tant comme intervenant que comme auditeur, 100 interprètes devraient être constamment disponibles, pour traduire du grec en danois ou du finnois en portugais. Par contre, si l'on impose à chaque participant la connaissance passive d'une même langue, 10 interprètes suffisent ! Avec connaissance active, des réunions sans interprètes deviennent possibles, alors que chacun est au plus bilingue.

Telle est bien la logique implicite qui a imposé l'anglais comme langue commune unique des économistes. Il y a 40 ans, beaucoup d'Européens (français, allemands, italiens..) utilisaient encore leur langue nationale, tant pour leurs livres et articles que pour leurs communications à des colloques. Mais l'anglais, utilisé naturellement par les Indiens ou les Scandinaves aussi bien que par les Anglais et Américains, occupait déjà une place prépondérante, en particulier au hit-parade* des revues. Une connaissance au moins passive de l'anglais faisait partie des conditions d'accès à un diplôme en économie. Spontanément, un nombre croissant d'Européens a dès lors choisi de publier en anglais et dans des revues de langue anglaise. C'était le moyen d'atteindre presque tous les économistes du monde, capables de lire l'anglais. Mais dans le même temps, cela confortait la pratique de l'anglais dans la profession. Aujourd'hui, personne ne songe à abandonner l'anglais comme langue commune.

Reste la possibilité pour chacun de recourir à une autre langue de son choix - telle le français. Il subsiste naturellement des revues qui acceptent des articles rédigés en français (y compris « Recherches Économiques de Louvain/Louvain Economic Review »), là n'est pas le problème. Mais le souci d'atteindre un large public incite les auteurs à rédiger et publier en anglais. Ils ne font, en cela, qu'accepter la logique élémentaire de la langue commune unique, globalement efficace.

Cela veut-il dire qu'il faille enseigner l'économie en anglais, à partir du niveau (maîtrise) préparant à la recherche ? Pas nécessairement; on peut très bien enseigner en français, même si la plupart des lectures imposées sont en anglais. Mais le souci de réunir des enseignants et des étudiants de plusieurs pays conduit naturellement à adopter leur langue commune, l'anglais. Je prévois donc que la concurrence entre les universités européennes les conduira, dans le cadre de Bologne, à offrir leurs enseignements de maîtrise et doctorat en anglais - à tout le moins dans certaines disciplines, telle l'économie, dont l'objet n'a pas de connotation linguistique.

À l'objection classique, selon laquelle une langue unique comporte le risque de pensée unique, je réponds volontiers que le fait de penser dans deux langues est une garantie de clarté : pas question de se cacher derrière des mots auxquels on attache sa propre signification, et que l'on manipule avec virtuosité. Il faut encore pouvoir transmettre ses idées dans une autre langue ! Certes, la qualité d'expression y perd - comme les Anglais le font volontiers remarquer aux Américains. En particulier, la pratique de l'humour passe mal le test de la traduction ! Peut-être suis-je trop pessimiste quant au potentiel littéraire et humoristique de mes confrères économistes ?

 

* NDLR : en français : « palmarès »

 

© La Libre Belgique 2003


L'opinion de Marc Wilmet

Unification linguistique ou uniformisation mentale ?

Une langue n'est pas une sorte d'espéranto factice ou un langage informatique interchangeable.

 

 

Marc Wilmet, professeur de linguistique à l'ULB

Prix Francqui 1986

Au chapitre IV du Petit Prince, Saint-Exupéry relate la mésaventure de l'astronome turc qui repéra le premier l'astéroïde d'où est censé provenir son juvénile héros. Personne ne l'avait cru « à cause de son costume » ; il recommença donc sa démonstration habillé à l'européenne, « et cette fois-ci tout le monde fut de son avis ». De nos jours, c'est l'anglais qui tient lieu de vêture civilisée dans les congrès et les publications scientifiques. À tel point que certains esprits - bons ou mauvais, on jugera - voudraient en faire le vecteur de l'enseignement universitaire.

Je respecte fort les intellectuels. Leur indépendance à l'égard du pouvoir politique ou des puissances de l'argent leur permet de dire ce qu'ils croient juste et bon. En contrepartie, elle ne les met pas à l'abri des sottises. Et celle-ci me semble de taille. Mais voyons leurs arguments.

Au départ, il y a le rêve édénique d'une langue universelle, exorcisant la malédiction de Babel. Imagine-t-on vraiment qu'un idiome ainsi généralisé serait immuable ? Je ne lui donne pas une génération pour qu'il éclate en des myriades d'usages dialectaux ou argotiques, au gré des régions, des substrats linguistiques, des professions, des classes sociales... L'anglais « de la Reine » acquerrait vite le statut d'une langue morte.

Et, précisément, on entend dire çà et là que l'anglais est « le latin du XXe siècle ». Les partisans du "Go English!" oublient que le latin des lettrés, au Moyen Age et à la Renaissance, langue de tous, n'était non plus la langue de personne. Avec l'anglo-américain, nous sommes loin du compte. Son adoption à l'Université mettrait automatiquement - on peut le souhaiter, mais encore faut-il le savoir - nos élites sous la dépendance politique, économique et culturelle des États-Unis.

Tant pis, objecteront les mêmes. Choisissons le camp des vainqueurs. Du réalisme ! Foin des nostalgiques, des passéistes, des nationalistes chauvins, à la limite suspects de racisme ! Ces donneurs de leçons paraissent ignorer l'inévitable supériorité dans l'échange de ceux qui manient le mieux l'outil langagier. Le "Native speaker" gardera toujours sur ses pâles imitateurs une longueur d'avance.

Reste que plusieurs peuples s'accommodent avec sérénité de ce destin : les Hollandais, les Scandinaves, d'autres encore, dont il est vrai que la langue maternelle n'a jamais joui d'une grande diffusion. Pourquoi les francophones feraient-ils exception ? Ne serait-il pas temps de leur rabattre le caquet (et, dans le plat pays qui est le nôtre, on subodore, n'est-ce pas, l'un ou l'autre sous-entendu délicieusement revanchard) ?

Oui, le français a perdu de son audience au cours du XXe siècle. En 1908, un Congrès tenu à Luxembourg et à Trèves votait « par acclamations » l'adoption de la langue française « comme langue auxiliaire pour tous les rapports internationaux entre savants ». L'anglais ne fut admis langue diplomatique, à côté du français, qu'au Traité de Versailles. Avant la Deuxième Guerre mondiale, le français, l'allemand et l'anglais se partageaient à peu près à égalité les revues scientifiques. Mesurez le déclin...

Encore ne faudrait-il rien exagérer. Une enquête de l'Unesco révèle que 78 pc des savants non francophones se déclarent toujours aptes à lire un article rédigé en français dans leur domaine de spécialité. D'ailleurs, les Anglais continuent (merci à eux) de choisir le français comme première langue étrangère, et les Américains eux-mêmes l'apprennent en grand nombre.

Attention, le linguiste que je suis ne croit à aucune supériorité intrinsèque du français ni à ses prétendues qualités de clarté ou de rigueur. Le vrai motif, la raison profonde de résister au « tout à l'anglais » est ailleurs. Une langue n'est pas une sorte d'espéranto factice ou un langage informatique interchangeable. Elle nous met au contact de tous ceux qui, au fil des générations, ont pensé à travers elle, chanté, souffert, aimé, vibré. Le français garde les empreintes que nos ancêtres lui ont imprimées. Pourquoi se priver d'un si riche patrimoine au bénéfice d'une pensée, non pas unique mais uniforme ?

À cette politique de Gribouille, il existe des solutions de rechange, en l'occurrence le multilinguisme passif (par exemple le quatuor potentiellement passe-partout anglais-allemand-espagnol-français). 

Mais cela "is another story"*.

 

© La Libre Belgique 2003

 

* NDLR : en français : «  Mais cela est une autre histoire ».