Intervention de Charles Durand lors des « Assises
du plurilinguisme » qui viennent de se tenir à Paris :
Je viens de participer aux « Assises du plurilinguisme » à
Paris qui s'y sont tenues la semaine dernière. J'avais été invité,
car je suis l'un de ceux qui s'opposent aux vues idéalistes des
organisateurs de la conférence dont le but était de donner une image
plus équilibrée des débats en invitant des dissidents dans mon genre.
Ces organisateurs avaient également laissé une assez large place aux
opposants au tout-anglais, et il est clair qu'ils se rendent désormais
compte des dégâts que le tout-anglais a créés, mais je persiste à
penser qu'ils poursuivent une utopie, celle d'une Europe plurilingue qui
est irréalisable. Que chaque citoyen moyen parle 3 langues ou plus
apparaît simplement irréalisable même si de petits pays tels que le
Luxembourg, la Suisse ou Andorre peuvent, ont pu,
s'en rapprocher depuis le moyen âge ou même avant.
À la lumière de
leurs introductions et de leurs conclusions, il est clair que l'opinion
des organisateurs n'a pas bougé d'un iota et qu'ils veulent imposer
leur utopie au reste de l'Europe si ce n'est au reste de la planète.
Aux « Assises », on a pu entendre à de nombreuses reprises que
le monde est davantage plurilingue que monolingue et que cela a été
exclusivement présenté comme un avantage plutôt qu'un inconvénient.
Dans cette veine, à de nombreuses reprises, j'ai eu envie de dire qu'il
y avait nettement plus dans le monde de pays sous-développés que de
pays développés. La diversité linguistique et le plurilinguisme sont
souvent confondus et il est important d'établir
une distinction très claire à ce sujet. Si le plurilinguisme est un
net avantage en Europe au niveau individuel lorsqu'on peut y arriver, la
diversité linguistique est un handicap très net au niveau national
pour de nombreux pays africains, aux Indes et dans une multitude
d'autres lieux. C'est la diversité linguistique locale qui a maintenu
les langues coloniales en Afrique et aux Indes, qui interdit l'émergence
d'États modernes dans de très nombreux pays et qui retarde considérablement
le processus éducatif, car l'enseignement doit se faire dans des
langues différentes de la langue maternelle, donc utilisant des
processus cognitifs d'acquisition qui peuvent être en décalage complet
d'une langue à une autre. Les polyglottes n'ont bien sûr pas ce problème
à condition qu'ils maîtrisent leur propre processus d'acquisition de
connaissances dans au moins une langue mais, malheureusement, cela n'est
pas le cas pour les multitudes empêtrées dans le plurilinguisme au
niveau national qui rime trop souvent avec le sous-développement et
l'ignorance. Des exemples ? Au Botswana, par exemple, l'un des pays le
plus touché par l'épidémie du sida, les mesures prophylactiques
diffusées par le gouvernement en anglais sont difficilement comprises
par les 3/4 de la population, mais comment pourrait-on faire autrement ?
Souvent à cause de la multiplicité des idiomes, il est souvent
impossible de diffuser l'information dans toutes les langues nationales.
Alors qu'il est déjà difficile de diffuser l'information de 1 à n,
comment ne verrait-on pas les difficultés inhérentes à la diffusion
de l'information dans les deux sens de n à n groupes linguistiques ?
Diversité linguistique à l'échelle planétaire oui ! mais à l'échelle
nationale, la diversité linguistique trop souvent maintient les
populations dans l'ignorance et le sous-développement.
Anna-Maria Campogrande a raison en grande partie mais, comme je le disais lors des
Assises, si dans le domaine scientifique, au début du XXe siècle, on
pouvait pleinement participer à un congrès scientifique international
en ayant une bonne compréhension passive de l'allemand, du français et
de l'anglais et en sachant s'exprimer parfaitement dans l'une de ces
trois langues, comment de nos jours exclure le russe, le chinois et le
japonais, langues dans lesquelles il existe une production scientifique
considérable ?
Comment, à une échelle plus réduite, pourrait-on également exclure
l'italien ou l'arabe ?
Or, il est tout à fait impossible d'être à la fois un scientifique très
spécialisé dans son domaine et d'avoir une bonne compréhension
passive de l'ensemble de ces langues qui appartiennent à des familles
linguistiques tout à fait différentes. L'anglais tient actuellement
dans le domaine scientifique le rôle de l'espéranto,
alors que non seulement il n'a pas été conçu pour cela, mais qu'il est
impossible pour les scientifiques non anglophones d'utiliser une langue
hégémonique sans qu'ils se portent préjudice à eux-mêmes et au
groupe social qu'ils représentent. En science, dans les congrès
vraiment internationaux, il est clair que l'espéranto est la seule
solution qui tienne vraiment la route.
En ce qui concerne le reste des activités humaines, les divers pays du
monde ont communiqué depuis toujours sans attendre que les Étatsuniens
décrètent la "globalization". Dans le secteur du commerce,
on a toujours utilisé plusieurs langues. Si une part du marché
existait en Russie, on avait un ou plusieurs russophones. Si le marché
se développait en Amérique latine, on avait recours à des lusophones
et des hispanophones. Aucun besoin d'imposer 36 langues à tous les
citoyens européens pour cela !
De ma participation aux Assises, il ressort en fait les conclusions
suivantes :
- Le rôle actuellement conféré à l'anglais n'est pas le résultat
d'un processus naturel, mais il est le résultat d'une politique
linguistique délibéré soutenue par les affidés, les stipendiés et
autres collabos des institutions anglo-américaines.
- Il est fort possible que la politique de plurilinguisme forcené qui
vise à remplacer en Europe celle du « tout-anglais » risque
d'avoir un effet délétère à moyen terme puisque, pour réussir, elle
demanderait des ressources considérables qui affaibliront forcément
d'autres secteurs.
- Impossibilité de faire infléchir les opinions des organisateurs des
Assises, elle même inspirée par celle des décideurs européens qui
continuent au mieux de poursuivre une utopie qui ne fait que renforcer
indirectement un recentrage pratique autour de l'anglais à l'avantage
des atlantistes et des anglo-américains.
- La nécrose linguistique déclenchée par les médias et par les systèmes
éducatifs dans les pays européens a été conçue pour recentrer l'intérêt
autour d'une langue impérialiste unique qui, bien sûr, est la moins
affectée par ce phénomène.
- Parallèlement, dans un pays comme la France, les institutions de défense
et d'expansion de la langue française, FINANCÉES PAR L'ÉTAT, ont été
sciemment confiées à des incompétents qui gèrent le déclin programmé
de la langue et de son rayonnement international.
Tout cela, je le répète, correspond à un plan qui a été mis en
œuvre depuis plusieurs décennies. Son essor semble correspondre au découplage
or-dollar qui, à partir de 1971, à permis aux États-Unis de disposer de
moyens financiers quasi illimités prélevés essentiellement sur les
autres pays grâce au caractère international de la devise américaine.
Parallèlement, l'avènement de l'euro a créé des contraintes monétaires
qui ont ligoté des pays comme la France qui n'ont plus les moyens
d'une politique étrangère ambitieuse plus particulièrement dans le
contexte d'une mondialisation décrétée par les anglo-saxons qui vide
les pays de leur substance économique.
Charles Durand