Sujet : Abdou Diouf Honoris Causa
Date : 01/03/2006
De :  Henri Fouquereau (mdffouquereau@free.fr)

 

 

Cérémonie de remise des insignes de Docteur Honoris Causa

Université Jean Moulin Lyon 3

  Allocution de

Son Excellence Monsieur Abdou DIOUF

  Secrétaire général de la Francophonie

  Lyon, le 7 mars 2006

 

  Seul le texte prononcé fait foi

 

Mes premiers mots seront pour remercier la Communauté universitaire de l’Université Jean Moulin, Lyon 3 et son Président, Guy Lavorel, de m’avoir accueilli en son sein, en me faisant l’honneur de m’accorder ce Doctorat Honoris Causa.

 

Croyez bien, Monsieur le Président, que j’y suis très sensible, car je reconnais à l’Université un rôle majeur en ce siècle de haute technologie. Dans l’Université, la Francophonie trouve pleinement sa modernité. Le Président Senghor greffant sur la Négritude les apports fécondants de l’Occident, en particulier de la culture française, appelait les Sénégalais et ses frères d’Afrique, à s’ouvrir sur les techniques et les technologies du monde développé.

 

L’éloge, Monsieur le Professeur Guillou et très cher ami, que vous m’avez adressé, me rend confus. Je voudrais vous en remercier du fond du cœur. Vous me connaissez et vous n’avez pas pu vous empêcher de livrer vos secrets. Je ne vous en ferai pas le reproche, même en sachant que vous avez parfaitement conscience de mon penchant pour la discrétion.

 

Oui, c’est vrai qu’en 1970, lorsque vous êtes venu pour la première fois au Sénégal comme coopérant, avec pour mission de créer l’Institut Universitaire de Technologie (IUT), vous êtes allé avec une grande audace à l’abordage de l’Université de Dakar. Vous aviez, en tous cas, l’appui du Président et du Premier Ministre. Vous avez réussi, et pas un chef d’entreprise n’a dès lors recruté ses cadres sans avoir puisé dans le vivier des anciens de l’IUT.

 

Vous avez transformé l’AUPELF en en faisant, grâce à l’UREF, et plus tard à l’AUF, un outil de modernité, fierté de toute la Francophonie. Aujourd’hui, vous enseignez la Francophonie dans ses rapports avec la mondialisation à l’Université Jean Moulin et vous avez pris l’initiative de créer le réseau des chaires Senghor qui se renforce et s’étend dans l’espace francophone. Restez donc longtemps un accoucheur d’idées et une sentinelle vigilante comme tout bon universitaire.

Avant de vous parler de la Francophonie nouvelle, permettez-moi, puisque nous entrons dans les divers et nombreux événements qui vont jalonner, de mars à octobre, l’année 2006 dédiée à Léopold Sédar Senghor, de vous en entretenir à partir d’un des aspects les plus méconnus de sa pensée et de son action politiques, et qui traduit l’esprit dans lequel nous célébrons cet anniversaire et l’actualité de son héritage.

 

On me pose souvent la question de savoir pourquoi et comment un pays aussi massivement musulman que le Sénégal, a pu élire un homme connu pour être un chrétien convaincu, pratiquant et fervent, et en faire son Président ? A la vérité, je suis toujours tenté de répondre que les Sénégalais ne se sont jamais posé la question. Si elle est venue à leur esprit, c’est parce que d’autres qu’eux-mêmes se sont interrogés, voire, parce que cette réalité était contre nature, selon certains. La minorité chrétienne a toujours été considérée comme une partie intégrante de la communauté nationale. Il y a toujours des chrétiens, élus au suffrage universel, et des chrétiens ministres dans le gouvernement de la République. Ils n’ont jamais bénéficié d’une quelconque discrimination positive. C’est à l’élection législative de 1951 que 210 000 électeurs donnèrent leur voix à Senghor contre 90 000 à Lamine Guèye.

 

La montée en puissance de Senghor et de son parti, fut constante pendant la décennie 50-60, jusqu’à ce qu’il devienne le premier Président de la République du Sénégal.

 

En 1963, un événement important se produisit au Sénégal : l’inauguration de la grande mosquée de Touba, haut lieu du mouridisme. La confrérie mouride est une des deux confréries musulmanes du Sénégal. Avec celle des Tidianes, elles forment le socle sur lequel l’Islam sénégalais s’est construit. Senghor s’était rendu à Touba pour assister à la cérémonie aux côtés du Khalife général des Mourides.

 

Les premiers mots du Président furent « un hommage rendu à l’amitié, à la fidélité ». Il rappela sa rencontre avec le Khalife, un jour de novembre 1945, au cours de laquelle il lui avait exposé son projet politique.  « Tout de suite, vous m’avez compris, vous m’avez approuvé, vous m’avez aidé. Depuis vous ne m’avez jamais abandonné : vous m’avez adopté comme votre fils ».

 

Au-delà de la personne du Khalife, Senghor a voulu honorer avec la confrérie mouride, la communauté musulmane. Et il expliqua ce que la constitution sénégalaise entend par laïcité.

 

« La laïcité pour nous, n’est ni l’athéisme, ni la propagande anti-religieuse… La religion est un aspect essentiel de la culture. Elle représente l’effort le plus noble pour lier l’Homme à l’univers dans un double effort de socialisation et de totalisation ». Non sans déplorer les déviations subies par les religions révélées, tout au long de leur longue histoire.

 

En Afrique, « la religion est la sève de la civilisation négro-africaine ». Par delà les différences de dogme et de pratique, l’Islam et le Christianisme tendent vers le même but : « réaliser la volonté de Dieu », c’est-à-dire « la fraternité entre les hommes par la justice pour tous les hommes ».

 

Et Senghor de s’interroger : « Qu’est-ce que la justice, si ce n’est l’égalité des chances donnée, au départ, avec le travail, la répartition équitable du revenu national entre les citoyens, du revenu mondial entre les nations, si ce n’est enfin, la répartition équitable du savoir entre tous les hommes, entre toutes les nations » ? Quelle leçon ! Quelle actualité pour un texte de 1960 ! « L’Islam et le Christianisme peuvent nous aider à corriger les déviations de la civilisation scientiste, mécaniste et matérialiste du XXe siècle », continue Senghor, et « j’ajoute nous opposer aux extrémismes ». Et il conclut : « Il n’y a pas de commun vouloir de vie commune sans tolérance religieuse et raciale, sans fraternité ».

 

Justice, égalité, amitié, fraternité, solidarité, tolérance, dialogue : ce sont là les valeurs soutenues de la Francophonie dont les peuples en leurs Etats se rencontrent régulièrement dans la  diversité de leurs cultures, de leurs langues et de leur religions, se parlent en français, sans se renier.

 

Ici, en région Rhône-Alpes, dans votre Université, vous saisissez toutes les occasions pour manifester votre appartenance à la Francophonie qui est à un tournant de son histoire. Celle-ci connaît actuellement une profonde transformation décidée par la Conférence ministérielle de Tananarive de novembre dernier : la nouvelle Charte qui en est sortie fait du Secrétaire général de l’OIF l’unique responsable d’une organisation recentrée sur quatre objectifs prioritaires dont la mise en œuvre va s’étaler sur dix ans.

 

Quels sont-ils ?

 

La langue française et la diversité culturelle et linguistique. L’espace francophone est riche de la diversité de ses langues, de ses cultures, de ses religions. La particularité de la langue française est d’être une langue productrice de culture, enrichie, approfondie et élargie au contact de civilisations différentes, et se greffant sur elles en intègre les valeurs, engendre «la Francophonie, cet humanisme intégral : cette symbiose des énergies dormantes ».  On comprend pourquoi la Francophonie a livré à l’UNESCO le combat pour l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Ce ne fut pas un vain combat mené au profit exclusif de la France et des pays développés. Mené et gagné au nom de la Francophonie, la responsabilité qui en est issue impose que les pays du Sud, en coopération avec ceux du Nord, tous membres de la Francophonie, défendent leur identité face au monde en produisant des films pour le cinéma et la télévision, en français ou dans leur langue maternelle, puisque en ce cas, à condition de sous-titrage, ce n’est pas, selon le Professeur Claude Hagège, contrevenir à notre éthique francophone de dissocier une langue de son contenu. C’est dire combien la langue constitue « le critère d’assignation d’une œuvre artistique à une certaine culture ». Les industries culturelles doivent donc faire l’objet d’un grand programme francophone. Sur dix ans, ce n’est pas impossible. La promotion de la diversité culturelle et de la pluralité linguistique en dépendent.

 

La promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’Homme est un programme phare de la Francophonie. Sa mise en œuvre est partie du Sommet de Dakar qui a pris la décision de traiter, dans un premier temps, de la Coopération juridique et judiciaire. C’était en 1989. Depuis, l’action francophone en ce domaine est montée en puissance pour s’occuper de l’avancée de la démocratie, du respect des droits de l’Homme, de la prévention et de la résolution des conflits, de la Paix dans l’espace francophone, notamment en Afrique subsaharienne. Au mois de novembre 2000, a été adoptée à Bamako une Déclaration forte, devenue le cadre de référence de l’action politique de l’OIF. Ce texte explique non seulement le rapport de la Francophonie à la démocratie, aux droits de l’Homme et à la paix, tels que ces concepts ont été vécus pendant dix ans, mais encore comment ils doivent être consolidés en Francophonie. Les 6 et 8 novembre 2005, s’est tenue une conférence pour faire le bilan. Ce fut Bamako +5 qui a confirmé, au vu des résultats obtenus, la pertinence des options découlant de la Déclaration dont il convient de faire valoir l’importance fondatrice. Il nous faut donc sans cesse la rendre plus efficace, approfondir et affiner l’exercice de la démocratie, le respect des droits de l’Homme et l’existence de l’État de droit, donner la priorité à la prévention des conflits et des crises, mettre en place des dispositifs d’alerte, consolider la paix par l’éducation et le dialogue. Pour y veiller, l’OIF s’est dotée d’un dispositif d’observation et d’évaluation permanentes, qui nous permet de comprendre les situations et de réagir.

 

Appuyer l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche. Vaincre l’analphabétisme et généraliser l’éducation pour tous (EPT), tels sont les défis que les pays francophones du Sud doivent relever en se référant aux décisions de Jomtien (1990) et de Dakar (2000), des Sommets francophones de Dakar et de Moncton, de la Conférence des ministres francophones de l’éducation (Confemen). La Francophonie peut et doit accompagner les Etats membres, sans pour autant se substituer à eux. Il est urgent d’arrêter la dégradation de la langue française, langue d’enseignement dans une vingtaine de pays francophones parce qu’elle entraîne, par voie de conséquence, celle des systèmes éducatifs. La maîtrise du français passe par l’apprentissage préalable des langues maternelles. Car « ignorer sa langue natale, c’est se déraciner » disait Senghor. Un enfant qui commence son éducation par sa langue maternelle est plus performant. « Installer confortablement l’enfant dans sa langue maternelle, vous l’ouvrirez facilement sur une autre langue », disait encore Senghor. L’éducation de base ne consiste pas seulement à alphabétiser, encore qu’il faille commencer par savoir lire, écrire, compter, et raisonner ajoutent les scientifiques ; aux jeunes comme aux adultes, elle doit apprendre aussi les choses de la vie, à les maîtriser, à les utiliser pour en saisir le meilleur et être meilleur soi-même. La Francophonie propose des programmes qui, pour se réaliser, exigent des savoirs et des savoir-faire. Ces métiers sont nombreux, comme ceux qui se rapportent à la culture, à l’audiovisuel au cinéma, aux technologies de l’information et de la communication, au livre, aux arts plastiques et vivants, à la musique, et j’en passe. Les jeunes qui veulent s’y consacrer doivent se former pour devenir de bons professionnels. Notre programme sur les « Industries culturelles » comprend un volet formation important et multiforme qui intègre les arts du spectacle et les techniques du multimédia. L’enseignement à distance doit être réhabilité en Francophonie : il peut être d’un grand secours dans ce secteur si vaste et si fondamental de l’éducation.

 

Quant à l’enseignement supérieur, l’Agence universitaire de la Francophonie en est l’opérateur. Je sais, monsieur le Président, que vous êtes membre de son Conseil d’administration. J’y vois le signe de l’intérêt que vous portez à la Francophonie. Je vous en remercie. L’année dernière j’avais été invité par l’Ecole de Management de Reims qui, forte de ses 75 ans d’expérience et de succès, forme des cadres au plus haut niveau pour la direction d’entreprise. Au Mali et au Sénégal des établissements privés, l’Institut des Hautes Études en Management de Bamako et l’Institut Supérieur de Management de Dakar, dont les niveaux d’excellence sont appréciables, poursuivent eux aussi des objectifs d’enseignement supérieur. L’intérêt de ces expériences est le partenariat public/privé qui s’élabore et qui me paraît correspondre à cette exigence de modernité que l’AUF manifeste dans ses actions. Il serait intéressant de creuser ce concept pour en faire profiter l’action francophone.

 

Développer la coopération au service du développement durable et de la solidarité. L’éducation dont je viens de parler est un élément important du développement durable. Il le conditionne dans toutes ses dimensions. Il faut en profiter. Mais la difficulté pour les pays du Sud, c’est de pouvoir présenter des dossiers de financement recevables et de se soumettre aux règles de bonne gouvernance, en particulier à celles qui commandent une bonne gestion des finances publiques nationales et internationales.

 

Pour l’éducation et pour les autres volets de notre coopération, l’OIF travaille dans ce sens. Comme elle travaille pour renforcer la concertation entre francophones sur les questions de développement. Nous l’avons fait par exemple pour le dossier du Coton, ou les négociations à l’OMC.

 

Autre volet du développement durable, l’environnement et l’énergie. En Francophonie, l’IEPF, établie à Québec depuis 1988, dispense une information constamment actualisée et assure une formation soutenue et profitable aux cadres des administrations publiques du Sud.

 

La micro finance est un mode d’intervention économique adapté qui commence à s’imposer et qui peut générer des projets permettant aux femmes et aux jeunes de travailler, de trouver un chemin qui leur permette de sortir de la pauvreté, de cultiver le sens de l’initiative. Les procédures des mutuelles sont simples et faciles à mettre en œuvre, les conditions peu contraignantes. L’OIF s’est beaucoup investie sur ce sujet depuis l’an dernier.

 

Je pourrais évoquer pendant de longues heures nos actions, nos missions, nos ambitions. Nous les avons clarifiées, et depuis notre Réforme nous travaillons aux réajustements à apporter au Cadre stratégique décennal et à nos programmations, nécessaires pour mieux utiliser les moyens limités qui sont à notre disposition. Cet exercice nous sera utile pour permettre aussi de resserrer les projets et de les mettre en cohérence dans une programmation logique et accessible, et leur donner le plus grand impact possible.

 

Voilà, comment se présente aujourd’hui la Francophonie nouvelle. Nous avons voulu qu’elle soit simplifiée et comprise, pour être davantage aimée de tous, et surtout de la jeunesse. Ressourçons-nous en cette année 2006 en sachant lire ou relire Senghor, le père fondateur de la Francophonie. Il nous donne une leçon de vie à travers son œuvre poétique et son action politique. En homme de culture qu’il fut, il a laissé aux générations présentes et futures un message riche qui nous interpelle tous et qui éclaire l’humanité d’une lumière fortement actuelle.