Voici les notes de l'intervention du professeur Philippson :

L’anglais global : mythe ou réalité ?

RÉSUMÉ :

La promotion de l’anglais fait partie du projet de domination mondiale des États-Unis. L’anglais « global » est cependant un projet bien plus qu’une réalité, comparable à l’idée « d’universalité » de la langue française. Plusieurs pays européens veulent assurer un équilibre entre maintien d’une langue nationale dans toutes ses fonctions et un rôle accru pour l’anglais, tout en négligeant les autre langues internationales, notamment le français. L’Union européenne proclame la diversité linguistique, alors que beaucoup de ses actions consolident l’hégémonie de l’anglais. L’Union africaine préconise un enseignement multilingue à l’école, convaincue que l’emploi des langues africaines peut renforcer l’apprentissage du français. Nous devons éduquer les décideurs et le grand public sur la complexité des questions linguistiques.

La formule de Rivarol au 18e siècle « ce qui n’est pas clair, n’est pas français » a cédé la place au "global English", "English is the world’s lingua franca", etc. Mais ces attributions sont des prétentions qui ne correspondent pas à la réalité actuelle.

Selon Pierre Bourdieu la « globalisation » est

« … le masque justificateur d’une politique visant à universaliser les intérêts particuliers et la tradition particulière des puissances économiquement et politiquement dominantes, notamment les États-Unis, et à étendre à l’ensemble du monde le modèle économique et culturel le plus favorable à ces puissances, en le présentant à la fois comme une norme, un devoir-être, et une fatalité, un destin universel, de manière à obtenir une adhésion ou, au moins, une résignation universelles ».

Cette adhésion est centrale dans l’impérialisme linguistique contemporain. On le voit, par exemple, dans l'Union Européenne où le français avait un rôle privilégié dans les institutions jusqu’à l’arrivée des anglophones en 1973, mais ne l’a plus.

 

Comment ce déclin dans le rôle du français a pu se faire ? Plusieurs facteurs y contribuent :

 

• La question des langues dans les institutions de l’Union Européenne (UE) est sensible.

• La Commission Européenne encourage l’hégémonie de l’anglais.

• L’UE est un projet américain.

• Le projet de domination des américains s’est globalisé. 

 

1) La question des langues est sensible.

« Un sujet qui peut être qualifié d’explosif en Europe », selon Pierre Lequiller, Président de la réunion ouverte à l’ensemble des membres français du Parlement Européen, le 11 juin 2003. Cette réunion devait débattre le « Rapport sur la diversité linguistique au sein de l’Union européenne », préparé par Michel Herbillon, auprès de la Délégation pour l’Union Européenne. Le traité constitutionnel de Lisbonne exige qu’on « respecte » la diversité linguistique, mais il n’assure au citoyen aucun droit à la langue et il ne prévoit aucune obligation pour un état. Ce qui règle, c’est le marché linguistique.

2) La Commission encourage l’hégémonie de l’anglais.

On peut le constater sur le site internet de la Commission Européenne, où tout est disponible en anglais, beaucoup moins dans les 22 autre langues officielles.

La page en français sur le multilinguisme (http://ec.europa.eu/education/languages/library/doc3413_fr.htm) contient une liste de thèmes :

• Langues d'Europe • Les langues officielles de l'UE • Les langues régionales et minoritaires • La politique des langues de l'UE • Objectifs fixés • Documents importants • Publications - Vidéo - Communiqués de presse.

Cependant quand il s’agit des ‘Documents importants’ on informe le lecteur que This page is only available in English ! L’avance de l’anglais se voit dans le choix des langues de rédaction initiale des documents de l’Union Européenne :

 

 

Français

Allemand

Autres

Anglais

1970

60%

40%

0%

0%

1996

38%

5%

12%

46%

2004

26%

3%

9%

62%

2006

14%

3%

11%

72%

2009

8.3%

2.7%

14.3%

74.6%

 

Cette transition a mené La Délégation nationale à la langue française et aux langues de France, dans son Rapport Annuel de 2006 à conclure que… le français tend à devenir « une langue de traduction et non plus de conception ». Cela fait qu’une culture unilingue dans les institutions de l’UE a des conséquences pour la forme et le contenu des travaux européens.

 

3) L’UE est un projet américain.

Le projet européen d’intégration économique et politique est un projet des États-Unis. Les liens entre les pères fondateurs de l’Union, surtout Jean Monnet, avec ‘The US Establishment’ pendant et après la deuxième guerre mondiale étaient extrêmement étroits (voir le livre "Eisenhower, Kennedy and the United States of Europe" de Pascaline Winand).

 

4) Le projet de domination américaine s’est globalisé.

L’intégration européenne convient au modèle américain économique et financier. Le pouvoir économique du Brésil, la Russie, l’Inde, du Chine, et de l’Afrique du Sud (les pays BRICS) suit le même modèle. Cela fait que la concurrence entre les langues, avec une hiérarchie d’inégalité, va continuer.

La mondialisation s’effectue dans l’enseignement supérieur, la transformation des universités en marché global. Il existe déjà une concurrence mondiale entre les universités, une commodification du savoir, un classement (ranking) des publications, des recherches, et du milieu universitaire. Le processus de Bologna, la formation de "A European Higher Education Area" réunit déjà 47 pays, mais néglige les politiques linguistiques. « L’internationalisation » se réduit à "English-medium higher education". Dans la Direction générale des Recherches de l’UE, tout se fait en anglais. Le Projet Bologna essaie de se rendre mondial.

 

Quelles conclusions en tirer dans un monde en pleine transformation ?

• le monde lusophone se limite à l’Amérique Latine et l’Afrique ;

• le russe est en déclin ;

• les Instituts Confucius pour promouvoir la langue chinoise sont extrêmement actifs ; à long terme, le chinois peut être en concurrence avec l’anglais, et il l’est déjà en Afrique ;

• en Inde et en Afrique du Sud, l’emploi de l’anglais comme langue de pouvoir contribue fortement à l’hégémonie de l’anglais mondial ;

• l’anglais menace toutes les langues à moins qu’il n’y ait des politiques actives au niveaux national et international (y compris l’Union Européenne) pour contrecarrer sa domination ;

• le français pourra garder ses fonctions actuelles, mais risque de perdre encore du terrain sur tous les continents.

L’apprentissage du français est en train de disparaître dans les écoles et universités scandinaves. En Afrique francophone, une maîtrise plus grande du français pourra se réaliser, si on généralise le principe d’Enseignement Multilingue Fondé sur la Langue Maternelle, prôné par L’Académie Africaine des Langues (l’engagement de Bamako pour un multilinguisme universel, 19-21 janvier 2009 ; www.acalan.org).

La Déclaration Nordique sur la Politique des Langues formule les principes-clés pour assurer la vitalité des langues nationales et un équilibre entre celles-ci et l’anglais, y compris dans les activités des universités : le but est une compétence parallèle entre l’anglais et le danois, le suédois, etc. La Déclaration oblige les cinq pays membres d’éduquer le grand public sur les droits linguistiques, et la complexité des questions linguistiques. Au Danemark, chaque université doit formuler une politique pour les langues. Le français n’existe pratiquement pas dans ces scénarios.

 

L’auteur :

Robert Phillipson est britannique, diplômé des universités de Cambridge,

Leeds et Amsterdam, professeur à la Copenhagen Business School au Danemark.

Jusqu’à 1973, il a travaillé pour le British Council en Algérie,

en Yougoslavie et à Londres.

Auteur de plusieurs livres publiés dans une dizaine de pays, notamment :

Linguistic imperialism (1992),

Linguistic human rights : overcoming linguistic discrimination (1994),

English-only Europe ? Challenging language policy (2003),

Multilingual education for social justice (2009), Linguistic imperialism continued (2010).

Consulter http://www.cbs.dk/staff/phillipson.