Sujet :

Un espace de cerveau pour l'anglais

Date :

29/10/2004

D'Henri Masson (espero.hm@club-internet.fr)

 

Voici, ci-après, le long texte que j'ai envoyé sur <http://www.loi.ecole.gouv.fr./> comme réaction au rapport Thélot qui plaide pour l'enseignement de l'anglais parmi les matières de base. Vous pouvez le faire suivre à des personnes que vous connaissez pour leur  sympathie pour l'espéranto ou/et pour leur opposition à la domination de l'anglais.

Vous pouvez aussi en puiser des éléments si vous les trouvez intéressants ou utiles.

Votre propre réaction, pas forcément aussi longue, peut-être de préférence plus concise et bien envoyée, sera bienvenue aussi sur le même site.

 

Dénoncée à juste titre par le professeur Claude Hagège, la place excessive accordée à l'anglais dans l'enseignement a déjà pour effet de conditionner d'emblée les élèves à voir le monde à travers le filtre d'une langue qui n'est pas neutre, d'une langue qui est avant tout celle du pays qui mène le monde au désastre.

De même que le PDG de TF1 vis-à-vis des téléspectateurs, la Commission Thélot préconise, à son tour et à sa manière, d'accorder un espace de cerveau des élèves à la machine à décerveler. Accompagné par un matraquage médiatique, l'enseignement à outrance de l'anglais contribue à le rendre toujours plus nécessaire, toujours plus indispensable, à lui ouvrir la voie au statut irréversible de langue unique menant à une pensée unique au détriment de la population mondiale non-anglophone, soit 92% de l'humanité.

Thélot propose d'en rajouter une couche qui aura pour effet de donner aux élèves une vision encore plus filtrée du monde, de les rendre plus réceptifs et perméables au chant des sirènes de la consommation au-delà des besoins, de la course au superflu, au mercantilisme, à une politique d'alignement sur une puissance qui impose au monde son point de vue, ses choix, ses produits, son aventurisme politique et même ses pollutions.

Déjà bien engagée auparavant, la dérive de l'enseignement des langues s'est accentuée lorsque l'ancien ministre de l'Éducation nationale Claude Allègre avait dit, en 1997, que l'anglais ne devait plus être considéré comme une langue étrangère. Aujourd'hui, c'est le français qui est en voie de devenir  la première langue étrangère de France pendant que l'enseignement des autres langues, hormis celui de l'espagnol, comme l'ont confirmé les deux rapports Legendre (n° 73 de 1995-1996 et n° 63 de 2003-2004), est en pleine débâcle au profit de l'anglais.

C'est ce même ex-ministre qui, plus tard, comme s'il existait des effets  mais jamais de causes, se montra tout ébahi par une évolution pourtant prévisible aux conséquences extrêmement lourdes : “Les motifs d’inquiétude et d’angoisse ne manquent pas quant à l’avenir et au rayonnement de notre culture face à ce que MM Claude Allègre et Pierre Moscovici ont appelé «cette extraordinaire machine d'invasion intellectuelle que constituent désormais les États-Unis»" (Conclusion de l’avis n° 1863 du 14.10.1999 de la Commission des Affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2000; source : <http://www.assemblee-nationale.fr>).

Croire, et surtout tenter de faire croire, que l'anglais ne doit plus être considéré comme une langue étrangère, c'est détourner l'attention des causes de ce déséquilibre qui menace toute l'humanité :

1. L'apprentissage de l'anglais, en France comme dans tous les autres pays non-anglophones, a un coût astronomique en argent et en temps, un temps qui, selon l'axiome "Time is money",  est aussi de l'argent.

2. La population native anglophone ne représente que 8% de l'humanité; pour 92%, cet effort représente un détournement de ressources humaines, financières et matérielles au profit de « cette machine d'invasion intellectuelle », pas seulement intellectuelle, d'ailleurs.

3. Du fait qu'une véritable maîtrise de toutes les ressources et subtilités de l'anglais, permettant un dialogue d'égal à égal, n'est globalement accessible sans effort supplémentaire qu'aux natifs anglophones, l'anglais devient de fait un facteur de fracture linguistique,  d'inégalité des droits et des chances par la langue.

4. Pour les pays non-anglophones, cet accès n'est possible que moyennant un effort financier important des personnes, des entreprises et des institutions, ce qui le réserve à une frange sociale plus privilégiée ou disposée à des sacrifices.

5. Le choix de l'anglais dans le rôle de langue de relations internationales équivaut à la ratification, sans contrepartie, d'un traité faisant du pays le plus puissant de l'anglophonie le point de départ et d'arrivée des flux d'échanges et le centre des décisions à l'échelle mondiale.

6. L'anglais est la langue NATIONALE d'un certain nombre de pays; lui donner le nom de langue INTERNATIONALE et l'adopter comme telle, c'est non seulement dispenser ces pays de tout effort budgétaire supplémentaire d'enseignement des langues, mais c'est contribuer à leur enrichissement aux dépens de tous les peuples non-anglophones. C'est ce qui a permis à un directeur du British Council de dire : « Le véritable or noir de la Grande-Bretagne n'est pas le pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise ».

7. À l'échelle de l'Europe,  du fait que l'apprentissage d'une langue étrangère nécessite de longs séjours dans le pays où elle est parlée, c'est en Angleterre, l'une des NATIONS de l'Europe,  que les élèves européens se rendent en majorité et en premier lieu pour apprendre la langue de cette NATION.

8. Dans tous les pays européens non anglophones, il est fait appel à des enseignants natifs anglophones pour enseigner l'anglais. Il est donc clair que l'anglais est avant tout d'une langue NATIONALE.

9. Mieux encore : malgré ce surcroît d'efforts sans réciprocité, le nombre d'annonces d'emplois  réservés à des natifs anglophones pour des postes de responsabilités dans des organisations européennes subventionnées par Bruxelles, et comportant des exigences discriminatoires telles que "English mother tongue" ou "English native speaker",  ne cesse de croître. Leur nombre s'élevait à 895 le 27 octobre 2004 sur le site <www.lingvo.org/diskriminacio>  où elles sont recensées et affichées. Cela démontre qu'une langue NATIONALE, que certains prétendent pourtant être plus facile que les autres, ne convient pas dans le rôle de langue INTERNATIONALE.

10. De toutes les langues, du fait  de sa complexité graphique et phonétique, l'anglais est celle qui prédispose le plus à la dyslexie comme l'ont montré des recherches publiées dans la revue « Science » (16 mars 2002).
 

Zéro pour Thélot !
 

L'anglais est de ce fait le plus mauvais choix possible. Le comble de l'absurdité, de l'incohérence et de l'inconscience, si l'objectif affiché du rapport Thélot est « Vers la réussite de tous les élèves », c'est de le préconiser comme première langue alors qu'il s'avère être une langue de blocage, d'inhibition, de discrimination, préjudiciable à l'ouverture sur les autres langues et cultures.

L'application des avis émis dans le rapport Thélot n'aurait d'autre effet que de favoriser, d'accentuer et d'accélérer le déroulement du processus de fracture linguistique par une version appauvrie de l'anglais qui n'en restera pas moins une langue tueuse de langues, un "language killer" doublé d'un langage qui leurre. Un tel enseignement lamentablement utilitariste, s'il était accepté, renforcerait de façon sournoise une politique linguistique d'alignement rendant irréversible le processus de colonisation de l'Europe et du monde par les États-Unis avec la complicité de la Grande-Bretagne. Il est visible que, à travers les années, de recul en recul de la part de ceux qui ont dirigé ce pays comme les autres nations non anglophones, l'anglais a pu s'installer de façon insidieuse de façon à conduire vers une politique du fait accompli, en dehors de toute décision démocratique.

Si l'on rêve d'une Europe respectueuse de l'égalité des chances, d'une Europe démocratique et de progrès de la démocratie dans le monde, c'est raté !

Dans le projet trompeur de constitution européenne, encore  accepté par aucun des peuples concernés, il n'existe aucune garantie contre l'intrusion de l'anglais comme langue unique de l'Union européenne qui est déjà, dans les faits, la langue unique de la Commission. L'objectif prévisible et non avoué est, de façon insidieuse, de mettre les Européens devant le fait accompli, ceci en conformité avec les visées de l'"Anglo-American Conference Report 1961", un accord occulte entre les États-Unis et la Grande-Bretagne visant la domination de la planète par le biais de la langue, cela peu de temps après le discours de fin de mandat dans lequel le président Eisenhower avait lancé une mise en garde contre  la menace représentée par le complexe militaro-industriel (voir les ouvrages "Linguistic Imperialism" et "English-only  Europe ?" du professeur Robert Phillipson, parus chez Oxford University Presse respectivement en 1992 et 2002).

Cet à-plat-ventrisme devant le pays qui abuse déjà de sa force, et qui sera d'autant plus tenté d'en abuser que notre veulerie contribuera à renforcer son emprise, ne suscitera jamais son respect.  Pour justifier le retrait des Etats-Unis d'Amérique du protocole de Kyoto, G.W. Bush a dit en 2001 que "Le mode de vie américain n'est pas négociable". Quand bien même le monde sombrerait dans la détresse absolue et le chaos, il ne faut rien attendre de ce pays où la criminalité et le paupérisme prennent des dimensions préoccupantes, de ce pays qui veut imposer son système économique et social au monde alors qu'il est incapable d'équilibrer son budget même en pillant les ressources de la planète, en privant les peuples les plus démunis des leurs,  en s'accaparant des territoires tels que la base de Thulé.

Les gouvernements qui mènent leurs pays à la faillite et à la décadence finissent par chercher une diversion dans la guerre contre un ennemi imaginaire, inventé pour la circonstance. Les Talibans, Saddam Hussein, Oussama Ben Laden sont des purs produits d'une politique malpropre de Washington. Il importe donc plus que jamais de diversifier le flux des échanges par une politique linguistique qui ne mette pas le monde à la remorque d'une locomotive folle, incontrôlée et incontrôlable. Il est parfaitement hypocrite de gloser sur le développement durable et équitable sans considérer les aspects linguistiques.

Reconnaissant la nécessité d'arriver à un « plurilinguisme raisonnable », le professeur Umberto Eco avait dit, lors d'un entretien publié dans « Le Figaro » (19 août 1993) : « On ne peut pas passer son temps à apprendre toutes les langues, mais il faut acquérir une certaine sensibilité aux différents langages. » Or cette sensibilité si nécessaire ne peut être donnée que par une langue logique, accessible même aux élèves les moins doués, éveillant le goût de la découverte, favorisant l'inventivité,  familiarisant l'esprit à divers types de syntaxes, de structures (flexionnelles, agglutinantes, isolantes) et de constructions linguistiques (analytiques ou synthétiques).

Libre de tout lien avec quelque puissance que ce soit, neutre, comme l'était le latin, mais sans en avoir les difficultés qui ne le rendaient accessible qu'à une frange privilégiée de la population, reconnu comme un « chef-d'œuvre de logique et de simplicité » par 42 savants de l'Académie des sciences en 1924, l'espéranto a sa place dans tous les programmes d'enseignement des pays de l'Union européenne et du monde comme l'avaient confirmé, en 1922, un rapport de la Société des Nations et deux résolutions de l'Unesco en 1954, puis 1985. L'émergence de l'espéranto, qui se place aujourd'hui entre deux des dix langues les plus parlées du monde, le portugais et le chinois, par le nombre d'articles dans l'encyclopédie libre réticulaire « Wykipedia », offre en ce domaine des perspectives qui méritent examen non seulement en tant que langue INTERNATIONALE à part entière, mais aussi comme ouverture à cette « sensibilité aux langages » à laquelle le professeur Umberto Eco a fait allusion, à un enseignement préparatoire et d'orientation linguistique.

Henri Masson,

Ancien rédacteur en chef de l'AFP,

Coauteur, avec René Centassi, de « L'homme qui a défié Babel »,

 Paru simultanément en seconde édition avec la traduction en espéranto chez L'Harmattan, Paris, 2001.

Traduction en cours en espagnol et en coréen.

http://www.esperanto-sat.info