Sujet :

Thélot veut la mort du français

Date :

19/10/2004

D'Hapax Legomen (hapax@accentgrave.org)

 

Extrait du site Accent grave : www.accentgrave.org/

 

 

Cette lettre a été diffusée par son auteur sur la liste « France-Langue ». Quand le bon sens a besoin à ce point d’être défendu, les temps sont graves. La commission Thélot veut la mort du français en France. Elle veut organiser, renforcer, un processus de substitution du français par l’anglais. Jamais un rapport rédigé par une clique inconnue n’aura mis autant en péril historiquement la place et le rôle de notre langue commune. Quelques fous délirants et téléguidés sont à l’œuvre dans les plus hautes sphères de l’État.

 

« J’ai enseigné l’allemand pendant 36 ans, essentiellement dans les deux cycles du secondaire, mais aussi un peu en CM2 (dans le cadre de l’expérimentation Jospin) et en premier cycle de l’enseignement supérieur (module de LV2 en DEUG d’anglais à Troyes), j’ai été formateur MAFPEN dans l’Académie de Reims pendant une douzaine d’années, membre du premier jury du CAPES interne d’allemand, membre du bureau national de l’Association des Professeurs de Langues Vivantes (APLV) en tant que président de la commission d’allemand, puis vice-président de l’association, coauteur du Guide Belin de l’enseignement de l’allemand, etc. Qu’on me pardonne cette déclinaison de curriculum vitae qui pourrait paraître immodeste : elle est seulement destinée à signifier que j’ai eu par nécessité (mais aussi par goût personnel) d’innombrables raisons de réfléchir non seulement à la didactique, mais aussi à la politique des langues. Bien qu’étant à la retraite depuis 8 ans, je reste très attentif à ce qui se passe dans ce domaine, et j’essaie d’ailleurs de militer à la mesure de mes faibles moyens pour une défense acharnée du plurilinguisme et de la diversité culturelle. C’est donc d’une proposition de la commission Thélot concernant les langues étrangères que je veux parler maintenant.

 

Extrait du rapport Thélot, Introduction, p. 22, sous-titre Inscrire l’École de la Nation dans l’horizon européen :

(p. 22) : « Le système éducatif doit préparer les élèves à se mouvoir dans l’espace politique et économique européen. Sans négliger l’intérêt de connaître plusieurs langues étrangères, notamment européennes, la Commission constate cependant l’existence d’une dynamique majeure dont il lui paraît impossible de ne pas tenir compte : la langue qui permet la communication entre les citoyens européens de nationalités différentes est celle pour laquelle la connaissance minimale de tous est la meilleure, à savoir l’anglais. Vouloir contrarier cette dynamique est sans doute un exercice vain et illusoire ; vouloir retarder l’apprentissage universel de l’« anglais de communication internationale » conduit à exclure les plus défavorisés des citoyens européens de la communauté de communication européenne, et donc de la mobilité. »

Commentaires :

1°) La commission part d’un constat (que personne ne conteste) qui devrait être formulé ainsi pour être exact : l’anglais est actuellement la langue la plus utilisée dans la communication entre citoyens de nationalités différentes.

Elle en fait « la langue qui permet la communication entre les citoyens européens, etc. ». Il y a déjà là, d’entrée de jeu, une singulière façon de déformer la réalité ! Comme si les millions de citoyens des différents pays européens (pour s’en tenir au cadre choisi ici par la commission elle-même) qui sont capables de communiquer dans d’autres langues européennes que leur langue maternelle et l’anglais (y compris d’ailleurs de très nombreux anglophones comme on a trop tendance à l’oublier) n’existaient pas ! Quant à ceux qui ne connaissent pas ou pratiquement pas l’anglais et qui sont, fort heureusement, encore légion, je crois sincèrement que certaines « têtes d’œuf » qui voient tout à l’image des cercles dans lesquels elles gravitent ne savent littéralement pas qu’ils existent. La réalité, c’est qu’il y a une infinité de cas de figures différents dans le fonctionnement de la communication internationale et que la différence entre eux ne saurait être que d’ordre statistique.

De la caricature, on tombe carrément dans la contrevérité quand on affirme que retarder l’apprentissage de l’anglais conduirait à exclure les citoyens européens de la mobilité. Qu’est-ce que la mobilité dans ce contexte ? C’est essentiellement la possibilité, qui existe déjà un peu et qui existera encore beaucoup plus à l’avenir, d’aller exercer son activité professionnelle dans un autre pays de l’union. Si on en croit la commission Thélot, un médecin allemand qui va décider d’aller s’installer à Florence va parler anglais à ses patients ! Il est déjà difficile de qualifier de telles inepties en restant correct.

Des arguments identiques sont repris dans le passage du rapport spécifiquement consacré à la définition du « socle commun des indispensables » (p. 54) :

L’anglais « n’est plus une langue parmi d’autres, ni simplement la langue de nations particulièrement influentes. Il est devenu langue des échanges internationaux, que ce soit sur le plan des contacts scientifiques ou techniques, commerciaux ou touristiques. »

Je reconnais là en termes presque inchangés ce que m’avait répondu, dans le cadre de l’émission « Le téléphone sonne » de France-Inter, un ancien ministre de l’éducation nationale (comme par hasard membre de droit de la commission Thélot) quand je lui demandais ce qu’il comptait faire pour favoriser la diversification de l’enseignement des langues vivantes : selon lui, l’anglais « n’était plus une langue étrangère » (il est vrai que, ne maîtrisant lui-même pas très bien sa langue maternelle, il a peut-être du mal à faire la différence...) et était indispensable dans tous les domaines énumérés ci-dessus.

Un peu plus loin, on nous redit que

« ne pas être capable de s’exprimer et d’échanger en anglais de communication internationale constitue désormais un handicap majeur, en particulier dans le cadre de la construction européenne. »

Bref, le grand argument massue qui justifie la proposition d’inclure l’anglais dans le « socle commun » est qu’il est « indispensable » dans la communication internationale. Or la réalité, je me répète, c’est que, comme beaucoup d’autres langues, il est utile, qu’il l’est sans doute à l’heure actuelle plus que n’importe quelle autre langue, qu’il est effectivement des cas où il est indispensable, mais qu’il en est également de très nombreux où la connaissance d’une autre langue est tout aussi indispensable (sans aller chercher midi à quatorze heures, toutes les personnes d’origine étrangère qui vivent et travaillent en France ont impérativement besoin d’un minimum de français (et un maximum c’est mieux), une minorité d’entre elles ont besoin de l’anglais). Autrement dit, par une approche extrêmement simplificatrice des faits, on fait d’un phénomène statistiquement majoritaire une prétendue vérité exclusive et absolue.

D’autre part, la référence insistante et exclusive à la construction européenne n’est sans doute pas l’argument le plus convaincant pour faire de l’anglais La langue internationale par excellence. En l’état actuel des choses, on est certainement bien plus souvent contraint d’avoir recours à l’anglais dans les relations avec les pays asiatiques qu’à l’intérieur de l’union européenne. Mais c’est tellement plus commode de s’appuyer sur des poncifs à la mode pour gagner une opinion qui n’a pas les moyens de porter un jugement pertinent sur le sujet !

Affirmez, affirmez, il en restera toujours quelque chose, telle semble être la tactique des suppôts du tout anglais.

2°) On voit fleurir dans ce rapport un concept nouveau et quelque peu surprenant, celui d’ « anglais de communication internationale ». Cette expression apparaît trois fois dans le texte, dont une fois dans l’introduction où on l’a tout de même mise entre guillemets (mais ceux-ci ont disparu ensuite). Je crois avoir vu des noms de linguistes parmi les membres de la commission, et je m’étonne qu’ils aient pu cautionner cette bizarrerie qui me paraît avoir aussi peu de réalité scientifique que ce que, dans un domaine légèrement différent, l’inspection générale d’allemand avait voulu appeler il y a une douzaine d’années le « langage de groupe » (comme je n’ai jamais réussi à savoir ce que c’était, les non linguistes qui liront ces lignes ne pourront pas me reprocher de vouloir les mettre en difficulté...). Un homme politique qui occupait un poste important au cabinet du ministre de l’éducation nationale entre 1995 et 1997 et qui eut ensuite un portefeuille dans le gouvernement Raffarin 1 affirmait déjà la nécessité d’enseigner à tous les élèves un minimum d’ « anglais des aéroports ». Ce concept-là avait le mérite d’être plus univoque, mais je crains que la formule actuelle, plus ronflante, ne recouvre à peu près la même réalité : l’anglais est ici réduit à son rôle de « langue des échanges internationaux » « sur le plan des contacts scientifiques ou techniques, commerciaux ou touristiques », donc à un rôle purement utilitaire. Qu’en pensent nos collègues anglicistes ?

3°) Constater la prépondérance de l’anglais dans le domaine des échanges susnommés est une chose, c’en est une autre de se demander pourquoi il en est ainsi. Bien entendu, là encore on se contente d’affirmer. Certes, cela est plus prudent que de risquer de se faire rire au nez en déclarant par exemple, comme le font souvent de bonne foi des personnes un peu naïves, que l’anglais aurait des caractéristiques qui le rendent plus apte que toute autre langue à exprimer les réalités scientifiques !!! Mais il est trop facile de s’en tirer en faisant comme si cela allait de soi. Non, Mesdames et Messieurs les membres de la commission Thélot, vous savez pertinemment, comme tout individu qui voit un peu plus loin que le bout de son nez, que si l’anglais joue ce rôle actuellement prépondérant, c’est bien parce qu’il est « la langue de nations particulièrement influentes », plus exactement d’une nation particulièrement influente, et pour rien d’autre.

4°) Si on fait un prétendu constat volontairement simplificateur, si on ne se pose pas de questions sur les causes de la situation constatée, il n’y a pas de raison non plus de se demander si cette situation est bonne. Mais non, mais non, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et on en tire la conséquence simpliste qu’il faut tout faire pour asseoir définitivement cette situation, donc anglais obligatoire pour tous, et ce dès l’âge de 8 ans, c’est-à-dire au bas mot 15 ans avant qu’on sache si c’est vraiment ce dont les individus auxquels on impose cet apprentissage auront le plus besoin dans leur vie civique et professionnelle.

Quand on constate une situation, on n’est pas obligé d’en prendre son parti et encore moins de prendre des mesures de nature à la conforter. Quand on a commencé à s’émouvoir du nombre de tués sur les routes, on n’a pas encouragé les automobilistes à se conduire de façon encore plus irresponsable, on a pris des mesures (discutables parfois, mais là n’est pas la question) pour essayer d’enrayer l’hécatombe. Choquante la comparaison ? Pas du tout : donner un statut à part à l’anglais en en faisant non seulement une première langue obligatoire, mais une composante des enseignements fondamentaux, c’est transformer à brève échéance une prépondérance quantitative, qui peut être facilement atténuée progressivement si on veut bien s’en donner les moyens, en hégémonie officialisée qui marginaliserait de plus en plus les autres langues jusqu’à les affaiblir dans leur propre pays au point de risquer de les faire disparaître en l’espace d’un siècle ou deux.

Or il faut bien se rendre compte que cela correspond tout à fait au but recherché par les détenteurs du pouvoir économique des États-Unis d’Amérique, dont le pouvoir politique se fait la plupart du temps le valet. Si on n’en est pas convaincu, qu’on lise un article intitulé « Vers un nouveau siècle d’impérialisme américain ? » paru dans Le Monde diplomatique du mois d’août 1998. Un autre exemple, qui pour ponctuel qu’il soit n’en est pas moins significatif d’une volonté délibérée et cynique de domination : lors d’un voyage au Cambodge en 1999, j’ai vu à Phnom Penh, sur les grilles d’un établissement d’enseignement géré par les États-Unis, une banderole portant l’inscription « English never dies » ! On ne lui en demande pas tant, on lui demande seulement de laisser vivre les autres. Quoi qu’il en soit, j’ai peine à imaginer une banderole proclamant que le français ne mourra jamais sur la façade d’un siège de l’Alliance française !

Les colonisateurs ont toujours essayé d’imposer leur langue aux colonisés. Avant la chute du Rideau de fer, le russe était première langue étrangère obligatoire dans tous les pays du bloc de l’Est, ce qui ne manquait pas de provoquer des phénomènes de rejet, au moins psychologique. Or aujourd’hui, les citoyens de ces mêmes pays ne sont pas les derniers à réclamer le recours généralisé à l’anglais dans les rencontres ou les échanges internationaux, alors que leur expérience passée devrait les rendre méfiants. S’il en est ainsi, c’est qu’ils ne se rendent probablement pas compte de l’identité des deux phénomènes, et ce pour la bonne raison que la colonisation par l’anglais se fait de manière beaucoup plus insidieuse et progressive que les méthodes administratives brutales du pouvoir soviétique. Il y a au moins 60 ans, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, que l’entreprise a commencé, un de ses principaux vecteurs étant l’audiovisuel et les médias, et au fur et à mesure que les générations se succèdent, elles sont de plus en plus conditionnées et de plus en plus vulnérables.

Il y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur la responsabilité (l’irresponsabilité) des milieux scientifiques où les chercheurs se sont laissé prendre les uns après les autres au piège du « Si tu ne publies pas en anglais, tu ne seras pas lu » avec lequel on joue sur du velours en misant sur l’individualisme forcené qui règne dans ce domaine, alors que si tous les chercheurs de tous les pays avaient refusé dès le départ de publier dans une langue autre que la leur (soit dit en passant la seule option qui garantisse pour la quasi totalité d’entre eux la qualité de la langue), ils auraient bel et bien été lus et traduits quand il le fallait. Mais il faut en venir à la conclusion.

Conclusion :

Tout ce qui précède démontre, à mon humble avis, que l’acceptation de la proposition Thélot sur « l’anglais de communication internationale » serait une très mauvaise action. Le fait que d’autres pays aient déjà imposé l’anglais en première langue obligatoire depuis un certain temps n’est absolument pas un argument pour en faire autant. On n’est pas obligé de reproduire les erreurs des autres, et les majorités ont tort plus souvent qu’on ne le croit. Schiller, qui pourtant était tout le contraire d’un fasciste avant la lettre, allait même jusqu’à dire « Mehrheit ist Unsinn ».

Les organisations d’enseignants, syndicats ou associations de spécialistes, doivent absolument s’opposer avec force à l’adoption de cette mesure, d’autant plus que le combat est loin d’être perdu d’avance :

Le rapport Thélot lui-même introduit sa proposition par une phrase qui laisse transparaître un soupçon de mauvaise conscience :

« La Commission attire l’attention sur deux savoir-faire proposés, comme pouvant faire partie du socle commun des indispensables ».

Le Monde du 13 octobre publie un article intitulé « M. Fillon ne devrait faire qu’un usage limité du rapport Thélot » (p. 14), dans lequel on lit notamment : « François Fillon trouve intéressante l’idée avancée par Claude Thélot de rendre l’anglais obligatoire, mais n’est pas prêt à se battre si le sujet doit soulever trop de polémiques. »

Enfin, si, toujours d’après Le Monde du lendemain, le Premier Ministre semble par contre souscrire sans réserve à cette proposition, il y aurait peut-être intérêt à lui expliquer l’incompatibilité de cette option avec les propos tenus récemment par le Président de la République en Chine.

Bien cordialement.

Jean Rovéa, 21 octobre 2004 

 

 

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