Sujet :

Déclaration du syndicat CFTC aux Assises du Plurilinguisme

Date :

15/12/2005

De Jean-Loup Cuisiniez (courriel : cftc.ud28(chez)wanadoo.fr)

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

  

Discours aux Assises du Plurilinguisme des 24 et 25 Novembre 2005 au Sénat

 

Le 25 novembre 2005

 

La CFTC a été invitée à s‘exprimer sur la question de la langue au travail, aux assises européennes du plurilinguisme. Voici, ici, au sénat, notre témoignage syndical :

En 1999 un logiciel en langue étrangère est installé dans notre entreprise. Nous formulons le refus de notre syndicat CFTC de travailler avec un outil nous empêchant de penser dans notre propre langue. Au bout de 6 mois de lutte le logiciel est installé en langue française suite à une décision courageuse du PDG d’Axa assistance : M. Nidal Kerbec*.

L’anglais, la langue relais en question

Pourtant dans les compte-rendu, en réunion, en négociation, dans les notes internes, des mots anglais se glissaient : en réunion nous demandions un mot équivalent français : la plupart du temps notre question faisait sourire, il est évident que tout le monde est censé comprendre, c’est de l’anglais !

- Mais qu’entendez-vous par « audit » ? Un audit au sens français ou un audit au sens anglais ? En d’autres termes, une expertise ou l’écoute des salariés ?

- L’entreprise est internationale DONC l’anglais s’impose.

Ainsi, la langue relais visant à faciliter les échanges commerciaux, la communication d’information au sein du groupe à l’international, était utilisée aussi pour communiquer en interne dans l’entreprise, mélangée à du français, et dans tous les services. Quant aux salariés, ils préféraient passer sous silence leur incompréhension plutôt que d’être pris en flagrant délit « d’incompétence ». Par ce silence un processus d’humiliation et de souffrance est en marche. ..

Jusqu’en 2004, la conscience syndicale n’était pas en éveil. La question de l’usage des langues au travail n’apparaissait pas comme « suffisamment importante » pour justifier une mobilisation. Nous étions vus comme des franchouillards, des ringards, alarmistes tatillons ; notre action intriguait : pourquoi des polyglottes anglophones demandent- ils une « version française » puisqu’ils comprennent ? Après tout il ne s’agit que d’un mot anglais par ci par là !

Nous avions compris que la majorité attribuait notre action comme réponse à une règle de principe, du domaine du formel. Or ce qui nous préoccupait déjà était plus axé sur les conséquences du processus d’anglicisation systématique que dans le fait même d’employer des termes empruntés ; la première conséquence était déjà visible : cette soumission progressive à l’incompréhension consentie par le salarié n’était elle pas un processus naissant d’aliénation mentale ? Comme le souligne Alain Supiot**, spécialiste en droit social, dans son article paru en janvier 2005, je cite : « la question du régime linguistique est (…) cruciale parce que le pouvoir normatif par excellence est le pouvoir de nommer, de fonder les catégories de pensée, et parce que l’hétéronomie du langage est une condition de l’autonomie de l’être humain ».

L’état d’urgence que nous dénoncions était-il donc pure extrapolation ? Le syndicalisme devrait-il se situer ailleurs ?

La même année, nous envoyons la substantifique moelle de notre travail syndical au Québec pour concourir au prix de la francophonie et nous l’obtenons ! Notre action est « en ligne » sur la toile : les félicitations d’un académicien, l’intérêt exprimé par des journaux nationaux et des radios pour notre action étaient autant d’indicateurs d’une attente, nous n’étions donc pas les seuls. Mais où étaient-ils ? Était-il encore temps ?

En juin 2004, les salariés de la société GEMS, ayant eu vent de notre action devenue publique, décident à leur tour de ne plus accepter que leurs outils de travail (logiciel informatique et documents de travail) soient en langue étrangère. Après avoir essuyé le refus de leur direction de leur fournir les mêmes outils en langue française, ils portent l’affaire en justice. 95 journaux dans le monde publient cet évènement. La CFTC apporte officiellement son soutien à leur démarche du « droit au français en France ». Le 11 janvier 2005 le jugement est rendu : il condamne l’employeur à mettre à disposition des outils en français, et à 20 000 € d’amende pour infraction. (la Société GEMS a fait appel, le verdict sera rendu le 26 janvier 2006 par la cour d’appel de Versailles.)

Puis nouvel incident dans l’entreprise : un salarié - recruté à l’origine pour ses compétences linguistiques - « épris » pour la langue allemande rédige un fax dans la langue maternelle de son homologue autrichien. Son supérieur hiérarchique lui demande de renvoyer le même fax traduit en anglais : nous exigeons de la direction de prendre position clairement quant au respect de la diversité linguistique dans l’entreprise, un non engagement de sa part reviendrait à accepter la discrimination linguistique. La Direction doit s’engager par écrit. Nous nous rapprochons de l’association de défense de la langue allemande : la Verein Deutsche Sprache.

À ce sujet, les allemands sont dans le même cas ; ils comptent sur notre soutien et nous sur le leur. La prise de conscience avait commencé en France, elle commençait à gagner l’Allemagne. Notre action n’est pas franco-française. Elle est solidaire des autres langues.

Ainsi, lors de nos nombreux courriers envoyés aux journaux, à l’assemblée nationale, lors de nos interventions radiophoniques nous posions toujours cette même question, restée jusqu’à ce jour sans réponse : le respect de la diversité linguistique irait-il à l’encontre de la construction européenne ?

Aujourd’hui en 2005, nous sommes sollicités pour des situations similaires laissées en souffrance depuis des années. Nous encourageons toutes les entreprises à faire valoir la promotion du français par la création d'une commission de terminologie comme récemment à Axa assistance. Nous encourageons à respecter la diversité linguistique dans l’entreprise.

Contribuer par le dialogue avec l’employeur au respect des langues dans le monde du travail, c’est pour nous syndicalistes CFTC rappeler que le développement des activités économiques ne visent pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ; il est avant tout ordonné au service des personnes, de l’homme et de toute la communauté humaine dans sa diversité culturelle et linguistique. Notre combat pour le respect de la langue n’est rien d’autre que le combat pour le respect et la dignité de la personne humaine.

En France, ce qui pouvait paraître évident ne l’est plus. Une entreprise sur deux a les logiciels de messageries en anglais et 7 % des entreprises ont basculé dans le tout anglais. Le support d’une pensée, s’efface lentement par touches d’humiliation successives dans le monde du travail. Au fil du temps, sans s’en rendre compte, tout est normé, année après année, dans la seule langue étrangère. Le processus d’exclusion rampe de façon insidieuse et sournoise. Il suffit d’accoutumer les esprits au fait que le français, l’allemand, l’espagnol etc. ne sont plus des langues adaptées au monde des échanges économiques. À force de voir écrit en anglais, le salarié accepte l’anglais et à force d’accepter l’anglais, il finit par approuver l’anglais comme seule langue unique dans le monde du travail, des échanges, des loisirs etc.

Le projet de la directive Bolkestein, laisse sous-entendre que les langues sont un obstacle à la libre circulation des marchandises, des personnes …

- La question a été soigneusement éludée dans les dispositions explicites du projet, mais celui-ci avait été précédé par une «acommunicationa» de la Commission appelant à développer l'usage de l'anglais dans le « nouveau marché européen du travail ».

Les critères qui autrefois garantissaient la pratique de la langue ne sont plus la notion de langue maternelle, ni le territoire national. Dans le monde du travail, nous constatons l’érosion continue de l’emploi du français, mais surtout de l’émergence de la fracture linguistique, la préférence donnée - à compétence égale - à celui dont la langue maternelle est l’anglais. La discrimination linguistique se profile, les protestations seront-elles suffisantes pour la stopper avant qu’il ne soit trop tard ?

Les salariés de General Electric Medical System sont entrés en résistance contre la langue imposée. Nous citons le communiqué de Presse de la CGT du 23/09/05 :

« Il s’agit, pour les représentants du personnel, de lutter contre une forme de discrimination qui met sur la touche tous ceux qui ne dominent pas la langue imposée, les tient à l'écart de la vie de l'entreprise et peut également servir de prétexte à licenciement.

Si nous avons entrepris cette action juridique, c'est parce que certains de nos collègues (souvent les plus âgés - ceux qui ont commencé à travailler tôt - et ceux qui ont un bagage scolaire modeste) n'arrivent pas à comprendre les messages en anglais qui circulent dans l'entreprise voire à utiliser correctement le matériel professionnel (ordinateurs, etc.).

Comme d'un autre côté, l'entreprise est très internationale (dans son activité, sa composition sociale) et que les salariés utilisant l'anglais sans difficulté sont majoritaires, ceux qui ne le possèdent pas se sentent "exclus". Il arrive même qu'on leur fasse sentir aussi.

C'est l'existence de ce sentiment de "frustration" qui nous a poussé à agir lorsque nous avons vu que la direction faisait la sourde oreille à leurs demandes. C'est pour ainsi dire pour le respect de leur "dignité" au travail ».

L’exclusion insidieuse, pour qui n’a pas de facilité à apprendre les langues, est en marche. Aujourd’hui., nous, syndicalistes polyglottes, constatons que le français est menacé sur son propre territoire, en France, dans le monde du travail. Or, le support d’une pensée et d’une culture est la langue.

La Langue, quelle qu’elle soit, véhicule un modèle économique et culturel. Accepter un terme, sans savoir vraiment ce qu’il signifie, c’est consentir à ses implications. Pour garder le droit de se comprendre, il faut lutter en entreprise contre la volonté consciente chez certains dirigeants de ne plus nommer en français. La CFTC préconise la mise en place de commissions de terminologie dans les entreprises pour promouvoir et défendre les langues.

Cela a été déjà instauré au niveau des différents ministères.

C’est un moyen de réveiller les consciences. Il faut le soutien, et nous le demandons, du législateur et du politique, pour entre autres, redonner un sens la Loi Toubon.

Il est urgent d’exiger que la construction européenne garantisse dans les faits et non dans les discours la diversité linguistique. Il est scandaleux que les sites Internet de l’union européenne ne soient pratiquement qu’en anglais comme celui de l’agence européenne pour la sécurité et la santé au travail. Nous sommes confrontés à une mutation : l’effacement insidieux ou affiché des langues nationales. Le 18 octobre 2005, en commission des Affaires étrangères, à un député qui demandait que les services de l’Etat reçoivent toujours les documents européens en français et non en anglais. Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, répond que pour des raisons d’efficacité ce n’est pas possible. (Efficacité pour qui ? Au nom de quoi ?) Cette réponse est édifiante : en invoquant des raisons d'efficacité, elle donne des arguments à tous ceux qui, dans les entreprises, les laboratoires, dans la représentation internationale, l’administration, sont prêts à étouffer la langue française au seul profit de la langue prétendument « efficace ».

Cette réponse du ministre nous renvoie à la conclusion du rapport - La pratique linguistique dans les entreprises - du 1er juillet 2003 de Mme TASCA . Celle-ci invitait déjà les pouvoirs publics à montrer l’exemple. Elle avait raison. N’est-ce pas par le haut que l’on commence à balayer un escalier ?

Revendiquer le respect de la diversité linguistique irait-il à l’encontre de la construction européenne ?

En 1963, le traité de réconciliation franco-allemand – acte fondateur pour la construction européenne - se donnait pour but de favoriser la connaissance et la pratique de la langue des deux pays… En 2005 on peut se poser la question de l’usage du français et de l’allemand dans le monde du travail et des échanges.

Défendre l'emploi de l'allemand à Paris, c'est aussi défendre l'emploi du français et donc des francophones dans les pays de culture germanique et réciproquement. Défendre la langue allemande, c'est faire mémoire du traité de la réconciliation franco-allemande, c 'est par cette réconciliation que l’Europe existe. Tel est le sens de ce combat syndical pour le respect de la diversité linguistique. Et il faut se battre aujourd’hui contre l’uniformisation des esprits.

En février 2002 la première résolution du Forum Social Mondial de Porto Alegre concernait la diversité linguistique internationale :

« Les langues, bien commun de l’humanité, méritent à ce titre d’être protégées, en premier lieu par les états contre tout ce qui vise à les détruire, cela vaut pour toutes les langues quelques soient le nombre de locuteurs. De même qu’elle menace la bio-diversité, la mondialisation libérale, vecteur d’une langue unique, met en péril la diversité linguistique ».

Cette résolution vient en écho aux paroles prononcées à l’UNESCO le 2 juin 1980 par Jean Paul II

« Veillez par tous les moyens à votre disposition sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque nation en vertu de sa propre culture. Protégez-là comme la prunelle de vos yeux pour l’avenir de la grande famille humaine. Protégez-là ! Ne permettez pas que cette souveraineté fondamentale devienne la proie de quelque intérêt politique et économique ».

La solidarité des cultures et des peuples passe par le respect de leurs langues***.

Qui peut promouvoir le Respect de la personne humaine en refaisant respecter sa langue ?

Dans les entreprises : le mouvement syndical !

Nous recommandons trois documents pour la défense de la langue au travail et en citons quelques extraits :

Dans « La langue dans l’entreprise, la SNCF » de M. Raymond Besson l’on peut trouver un rapport, rédigé par le Cercle Littéraire des Écrivains Cheminots, où est mentionné le manque de volonté politique, nous citons :

« Il n¹y a pas de volonté politique pour défendre la langue française et, dans ces conditions, le C.L.E.C. se demande parfois pourquoi il s¹obstine dans son combat (sic) ».

Le discours intitulé « Le français dans tous ses états », prononcé le 2 décembre 2004 à l’Académie française Mme Hélène Carrère d’Encausse, parle carrément de substitution de la langue française, nous citons : « Le franglais (...) se situe sur le versant destructeur.

Mais le problème de l'anglais dépasse aujourd'hui et de loin celui de tels emprunts ;  il menace de devenir celui de substitution pure et simple de la langue anglaise au français (sic) ».

Le rapport Tasca du 1er juillet 2003 sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises

« La question de la place du français est peu présente dans les réflexions des entreprises, patronat et syndicat . ...Face à l’anglais rares sont les regrets exprimés …Il est désormais inutile de livrer bataille; la question de la langue est peu exprimée par les syndicats ... La question de la langue relève plus de la résignation, de la soumission que de l¹enthousiasme (sic).

Le rapport conclue sur un rappel à l’intention des pouvoirs publics, nous citons :

« Cet examen invite à plus de vigilance quant au respect du droit et surtout , à plus de volontarisme, d¹abord de la part des pouvoirs publics (sic) ».

La CFTC tient à faire quelques commentaires au sujet de l’évolution entre 2003 et 2005 : en effet, en 2003 le rapport TASCA soulignait le silence des organisations syndicales sur la question de la langue. Peut-on toujours le prétendre aujourd’hui ? Quelques faits depuis 2003 : le 22 Janvier 2004 : Le syndicat de la Coordination Rurale, syndicat national proteste contre les textes d'application de la réforme de la P.A.C ( Politique Agricole Commune ) qui sont rédigés uniquement en anglais. Ce syndicat écrit au ministre de l’agriculture. Cette lettre est restée elle aussi sans réponse ; la CGT porte plainte pour faire appliquer la loi Toubon (Société GEMS), le syndicat Sud de la société ESD réclame le droit au français dans leur entreprise. Le syndicat CFTC SCENRAC des enseignants refuse le tout anglais (tract novembre 2005) ; la CFTC, lors de son 49ème congrès confédéral ayant eu lieu à Bordeaux ce mois ci, s'engage à des actions concrètes, notamment celle de défendre l’utilisation de la langue française dans les entreprises.

La question de la langue ne doit pas être la préoccupation exclusive de la culture. Ainsi, nous en appelons aux ministères du travail, de la cohésion sociale et de la santé qui sont directement concernés.

 

Jean-Loup Cuisiniez

 

 

DÉCLARATION PREALABLE AU DISCOURS

 

La CFTC demande que le rapport fasse état de notre déclaration :

« Les ateliers des assises ont mis en évidence hier, le 24 novembre 2005, l'exclusion progressive et rampante des autres langues en faveur de l'anglais sur les sites de la toile de l’Union européenne . Ainsi à titre d’exemple , celui de l'Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail est quasiment unilingue après quelques « bardages » en français . (http://europe.osha.eu.int/OSHA).

Les salariés élus au CHS-CT ( Comité Hygiène et Sécurité , Conditions de Travail) ne pratiquant pas la « langue-unilingue » ne peuvent pas accéder en vérité au contenu des informations importantes : directives européennes, rapport de la commission, actualités juridiques sur la sécurité et santé au travail. Ces salariés se trouvent donc de fait dans l'incapacité d'exercer leur droit et d'accomplir leur mandat syndical.

Comment les salariés, qu'ils soient élus ou non, peuvent-ils dans cet environnement insidieux d'exclusion et de discrimination linguistique se sentir concernés et agir en faveur du plurilinguisme ?

Demain, au nom de l’efficacité, l'Union Européenne, exigera-t-elle des salariés la connaissance d'une seule langue à l'exclusivité des autres pour être éligibles ?

La CFTC souligne cette contradiction de l'Union Européenne, qui dans les salons prêche pour le plurilinguisme et qui dans les textes, l'étouffe !

Au travers des textes et des pratiques dont nous sommes les témoins, en vertu des contradictions constatées, nous sommes aujourd'hui en droit de nous poser la question et nous la posons ici, au Sénat : défendre les langues nationales n'apparaît-il pas comme un obstacle à la construction européenne ?

 

Jean-Loup Cuisiniez

 

 

* Décédé en février 2002 .

** Paru in Fritz Nies, "Europa denkt mehrsprachig", « L’Europe pense en plusieurs langues », Tübingen, 2005

*** Étiemble cité par le quotidien le monde du 09/01/02

 

 

 

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