Sujet : Mon être cher
Date : 07/11/2004
De :   Jean-Noël Benoit (jnbenoit@club-internet.fr)

 

À  l'attention de monsieur  B. CRUMLEY suite à son article paru en octobre dans TIME EUROPE :

mail@TIMEatlantic.com

 

 

Lecteur inconnu, je tombe sur votre article au hasard de mes recherches.

 

Ma première réaction sera pour en souligner tout l'intérêt pour quelqu'un qui, comme moi, a toujours ressenti la langue française comme constitutive de mon être personnel, de ma manière de ressentir et de voir, et de ma représentation du monde. Sorte d'instrument de résonance où s'organiserait la musique chaotique de l'univers, elle ne s'est jamais séparée de l'espoir de voir la présence humaine prendre sens. Il n'y a de pensée que dans la langue : ce qu'on peut être amené à penser, on le doit intimement à la langue dans laquelle on le pense. Ainsi plus qu'un outil, c'est un mode d'être dans l'histoire et avec les autres.

Notre histoire est latine pour l'essentiel : or voici qu'elle interfère avec une histoire linguistique et donc mentale différente : l'approche anglo-saxonne des problèmes est certes plus pragmatique, et dans le contexte économique actuel, bien plus adaptée que la nôtre : nous restons ceux qui voudraient adapter la réalité à l'idéologie, et par conséquent subordonner le comportement social à des lois sacralisées par la notion d'un État souverain, tandis que vous partez de la réalité pour en  déduire ce qu'il faut d'idéologie compatible avec la transformation de celle-ci.

Cette différence explique sans doute que notre sensibilité à l'égard d'une langue française perturbée par des influences lexicales et syntaxiques étrangères à son histoire vous paraisse seulement relever de la lutte internationale des influences et des rapports de pouvoir entre un bloc européen où nous voudrions rester dominant et un bloc anglo-saxon historiquement vainqueur.

Dans ce cas, il ne resterait qu'à choisir entre une langue culturelle du passé et une langue économique de l'avenir : comme si l'anglo-saxon ne portait pas une tradition culturelle qui lui est propre et comme si le français ne pouvait pas servir d'outil commercial ; et le reproche que vous nous faîtes pourrait facilement vous être retourné : nous accuser de défendre l'utilisation du français, par exemple dans les relations internationales, ce serait alors reconnaître que vous n'avez d'autre but que de lui substituer une victoire illimitée de l'anglo-saxon.

Permettez-moi de présenter le problème autrement : certes nous devons à la société anglo-saxonne, victorieuse du nazisme, notre actuelle liberté, condition d'un incontestable épanouissement matériel. Il ne serait pas envisageable que cette suprématie économique ne s'accompagne pas d'un développement linguistique tout aussi accaparant. 

Certes, la langue française, est celle qui, parmi les langues d'origine latine, est allée le plus loin dans une évolution où le choix de la facilité s'est souvent combiné avec les pressions de l'histoire et les rencontres belliqueuses.

Certes, l'introduction de milliers de mots d'origine étrangère a fait vivre notre langue et, n'affectant que le lexique, lui a toujours apporté renouvellement et vitalité.

Certes, les atteintes syntaxiques s'expliquent souvent par un laisser-aller de la pensée imputable aux seuls locuteurs.

Certes, la position d'une langue dans le monde ne peut résulter de l'initiative d'un pouvoir politique, exprimée dans une loi facilement suspecte, mais se détermine davantage par la vivacité, l'abondance et la pertinence des apports de toutes sortes dont elle est le principal vecteur.

Où l'on voit qu'il y a deux problèmes en un : le devenir de la langue française en France à cause de ce qu'elle subit venant de l'intérieur et pas seulement de l'extérieur; et sa place dans un système de relations internationales dominé par une idéologie de marché d'essence historiquement anglo-saxonne.

Tout ne se ramène-t-il pas à la simple exigence de demander aux Français eux-mêmes de connaître et de pratiquer leur langue ?

Présenté ainsi, le problème s'enferme dans le cadre plus étroit des relations de nos citoyens avec leur histoire culturelle et dans celui de notre système éducatif qui nous expose davantage aux influences extérieures s'il ne nous rend pas capables de nous approprier notre langue de façon plus satisfaisante.

Dès lors, la décision d'un usage international reste strictement politique et se mesure au jeu classique des rapports de force entre les nations. La nécessité de ce combat ne disparaît pas pour autant.

Et à se demander quelles sont les raisons que nous aurions, nous Français, d'utiliser notre langue ? Cette étrange question s'associe à un étonnement qui ne cesse de me revenir : chacun, autour de moi, veille à sa dignité dans de multiples domaines : et nulle part plus bruyamment que dans le champ syndical - or il ne vient à l'idée de personne qu'il y va aussi de la dignité, de parler un sabir charriant toutes les influences ou une langue mesurée à la pensée.

Chacun, autour de moi, revendique autonomie et prétend au recul par rapport à l'enchantement médiatique au nom d'une affirmation individuelle qui devient la marque de notre évolution sociale: or s'il y a un lieu où, face aux influences spontanées, l'on parvient à se constituer en personne indépendante et où l'on risque toujours de cesser de l'être , c'est bien ce lieu de l'intimité où les mots appellent la pensée et lui répondent en nous. Pour se tenir en ce lieu et se servir des influences plutôt que de s'y soumettre, il  faut seulement l'effort qui nous ferait passer du stade de l'opinion, par laquelle on réagit, à celui de la pensée, par laquelle on se fonde.

Dois-je d'ailleurs, sous prétexte que cela renvoie seulement à des goûts personnels, regarder comme une simple opinion, donc sans valeur de généralité, le fait qu'avec la subordination croissante de notre langue ce soit l'accès même aux écrivains fondateurs qui fasse bientôt problème et par conséquent la familiarité avec des valeurs culturelles sans lesquelles nous ne saurons plus ce que nous sommes ?

Dois-je renoncer à aimer l'anglais comme langue distincte parce qu'il arrive que des Français eux-mêmes ne la distinguent plus de la leur ? Et que, la facilité profitant de l'ignorance, l'on prenne toujours la nouveauté du mot pour celle de la chose ?

Il y a la langue comme lieu naturel de la pensée, où l'homme tient son être, et peut l'y perdre sans un effort de rigueur, car la vérité ne peut se confondre avec la spontanéité.

Il y a la langue comme signe et facteur d'une suprématie, culturelle autrefois, économique aujourd'hui.

Il y a la langue comme instrument de communication et de cohésion, qui conditionne notre « vivre ensemble » grâce à l'éducation et à la participation politique.

Il y a la langue image d'elle-même dans l'art et la littérature et comme telle source d'un infini plaisir.

Tous ces aspects nous font aimer la langue française; tous ces aspects nous feront la défendre, quand pour des raisons de circonstances, elle ne se défendrait pas assez par ses œuvres ; quand enfin nous pourrions craindre pour nous, en craignant pour elle.

Vous laisserez-vous persuader qu'il y a loin de ce trouble de l'identité à la tentation d'une hégémonie conservatrice ?