Sujet :

Inconscience politique

Date :

19/01/2008

De Jean-Pierre Busnel  (courriel : contact(chez)iab.com.fr)     

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

 

À en juger par la carte de vœux (transmise par l'un de mes contacts) reproduite en pièce jointe, qui porte l'estampille du Sénat, l'anglicisation du Parlement français est, elle aussi, en bonne voie (il n'y a, en effet, aucune raison de penser que cet insolite recours à l'anglais soit un geste isolé). On notera du reste, avec intérêt, que l'honorable parlementaire en question est membre de la commission des affaires culturelles et du bureau de la Section française de l'Assemblée parlementaire de ... la francophonie (A.P.F.). Faut-il s'en étonner ? Certes pas. Les valeureux défenseurs de la langue française qui, il y a quelques mois, s'étaient adressés aux parlementaires en les conjurant de faire obstacle à la ratification, voulue par le gouvernement, du Protocole de Londres sur les brevets, en furent, hélas, pour leurs frais. Lors du vote au Sénat, le 9 octobre 2007, le projet de loi fut adopté par une majorité écrasante (280 voix pour, 33 contre). Une manifestation typiquement néolibérale, parmi une foule d'autres, de la subordination du politique à l'économique.

 

 

Au cours du débat, M. le sénateur Jacques Legendre, l'un des rares opposants, eut ce mot que nous rapportons volontiers ici : « J'ai à l'esprit cette phrase d'un grand Français, Georges Pompidou, Président de la République et modernisateur de notre pays, homme sensible aux problèmes économiques, qu'il connaissait bien, mais également homme de culture : "Si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement" (alors qu'il était Premier ministre du général de Gaulle, M. Pompidou avait mis en place, en 1966, le Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française qui sera pour beaucoup dans l'élaboration de la loi Bas-Auriol du 31 décembre 1975, relative à l'emploi de la langue française, abrogée quelque vingt ans plus tard avec l'entrée en vigueur de la loi Toubon du 4 août 1994). »

Les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la langue française sont telles que l'on pourrait évidemment attendre de la part des élus, comme le faisait observer le professeur Bernard Lecherbonnier dans son remarquable livre « Pourquoi veulent-ils tuer le français ? » (chez Albin Michel), « une éventuelle mise en alerte, d'autant plus que les gouvernements se gênent de moins en moins pour alarmer l'opinion sur tout et n'importe quoi au nom des principes de sécurité et de précaution ». Mais ce n'était nullement ce à quoi il fallait s'attendre pronostiquait l'auteur il y a trois ans déjà : « Sans doute tombera-t-il de haut, le peuple, le jour où il apprendra que ses représentants ont, sans débat public, fait acte d'apostasie, se sont convertis pour leur propre confort à la langue du maître, ont mis en place un dispositif pédagogique pour remplacer le français par une sorte de black french, une langue abâtardie, déboussolée, dépourvue de repère lexicaux et grammaticaux, une sorte de monstre linguistique, sorti tout droit des tiroirs de Grenelle et Valois réunis ».
 

Jean-Pierre Busnel
Président de l'Institut André Busnel
contact@iab.com.fr

 

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À Monsieur le Sénateur, Jacques Legendre

(jacques.legendre@wanadoo.fr)

 

Permettez moi, une fois encore, de vous remercier pour votre très aimable courriel du 31 janvier.

Il est bien certain que le fait d'imprimer quelques mots d'anglais sur une carte de vœux - fût-ce par pur snobisme, fût-ce le fait d'un sénateur s'exprimant ès qualités - serait parfaitement anodin si nous n'étions pas dans un contexte qui voit la langue française reculer sur tous les fronts, tandis que cette débandade ne semble inspirer au personnel politique, dans sa très grande majorité, qu'indifférence, impuissance, résignation ou abdication. Beaucoup, même, semblent se féliciter, tantôt in petto, tantôt ouvertement, d'une lente mise au tombeau de la "langue de la République", comme le stipule la Constitution. Ce serait, sous couvert de l'habituel blanc manteau de la sacro-sainte « modernisation », l'un des sacrifices, parmi bien d'autres, à consentir sur l'autel de la construction européenne et de la marche triomphale vers la mondialisation heureuse.

Vous plaidez les circonstances atténuantes pour votre honorable collègue, et vous le faites généreusement puisque vous appartenez précisément à cette petite minorité de parlementaires qui s'efforce, courageusement, de résister, sinon d'endiguer le raz-de-marée anglomaniaque, car vous savez bien que vous n'en avez pas les moyens et que ceux-ci ne pourront venir que d'un réveil de l'opinion publique. Mais, le spectacle qu'offre le monde politique, et certainement pas seulement sur ce terrain linguistique, n'incline guère à l'indulgence.

L'anglomanie ambiante n'est jamais que l'une des manifestations les plus spectaculaires de la lente conquête des esprits, à droite, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, à gauche, par l'idéologie libérale. Ce n'est plus à la religion, comme hier, ni à l'État, comme il y a peu de temps encore, qu'incomberait la quête du bonheur et du salut des hommes sur cette terre, mais ... aux marchés et aux entreprises commerciales ! D'où cette endogamie plus étroite que jamais entre milieux politiques et milieux d'affaires, d'où cette flagrante subordination du pouvoir politique au pouvoir économique à laquelle nous assistons, surtout depuis quelques années. D'où le démantèlement, le dépérissement progressif des structures publiques de cohésion et de protection sociales, l'avènement du règne absolu de l'argent et de la réussite dans une « dissociété » (professeur Jacques Généreux) du chacun pour soi, caractérisée par la « déliaison sociale ». Il y a une vingtaine d'années, Allan Bloom, qui était professeur de philosophie politique à Chicago, l'un des esprits les plus fins qu'il m'ait été donné de connaître, écrivait que l'histoire de la pensée libérale, depuis les Thomas Hobbes, John Locke, Adam Smith et autres grands auteurs dont il avait une connaissance approfondie, était celle d'un « déclin constant ». Ce n'est probablement pas l'actuelle agitation néolibérale qui lui donnera tort.

À propos de cartes de vœux, j'en ai récemment reçu une de M. Christian Poncelet, président du Sénat. Inutile de vous dire qu'elle ne contient évidemment pas un seul mot d'anglais. Je me souviens, du reste, qu'en novembre 2002, M. Poncelet avait déclaré ceci : « La constitution européenne en projet et la Convention sur l´Avenir de l´Europe doivent donc permettre de figer dans le marbre, par un article spécifique, ce principe que rien ne doit pouvoir entraver la possibilité des États de prendre toute mesure de nature à maintenir la diversité culturelle et linguistique de l´Europe et à développer la vitalité des cultures nationales, car elles sont par nature dans l´intérêt de l´Europe. » C'était une excellente idée qui, bien entendu, n'a pas été reprise. Pas plus qu'elle ne l'a été dans le prétendu « mini-traité » européen de Lisbonne, soumis mercredi prochain à la ratification de Assemblée nationale, puis, jeudi, à celle du Sénat. Texte qui n'est du reste, pour l'essentiel, de l'aveu même de ses plus ardents partisans, tel M. Valéry Giscard d'Estaing, qu'un copié-collé de celui qui avait été rejeté le 29 mai 2005, par référendum, par les Français. Étrange conception de la démocratie ! Mais peut-être cette dernière figure-t-elle, elle aussi, comme la langue, sur la liste des valeurs qui peuvent être allègrement sacrifiées aux exigences de l'aventure européenne ?

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Sénateur, l'assurance de ma considération très distinguée.
 

Jean-Pierre Busnel

Copies diverses

 


 

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