Réflexions
de M. Denis Monière,
Professeur
de Science politique
à l'Université
de Montréal
Voici
quelques années, on nous disait que l'anglais était simplement
une langue de communication indispensable pour les sciences « dures »,
physique, chimie, médecine, génie... or l'usage de l'anglais
devient aussi la norme dans les sciences dites molles comme
l'illustre le récent congrès mondial de science politique.
Fondée
à Paris, il y a plus d'un demi-siècle, l'Association
internationale de science politique organise tous les trois ans
le Congrès mondial de science politique qui a eu lieu cette année
à Durban en Afrique du sud, du 29 juin au 4 juillet.
Cette
organisation scientifique internationale a inscrit dans ses
statuts deux langues de communication, l'anglais et le français,
ce qui était à l'époque une reconnaissance du prestige
international de la science politique française qui était
aussi féconde et dynamique que la science politique
anglo-saxonne.
Or,
l'usage du français est battu en brèche et tend de plus en
plus vers l'insignifiance dans cette association à tel point
que de nombreux membres contestent ouvertement le « statut
privilégié » accordé au français. Il est difficile de leur
donner tort, car les politologues de langue française ont eux mêmes
déserté leur langue maternelle. Sur les 1 244 communications
présentées, nous en avons recensé à peine 36 qui furent
prononcées en français soit une proportion mirobolante de
2,9%.
Les
deux principales communautés de politologues de langue française
soit la France et le Québec ont abdiqué et ont choisi
l'anglais comme langue de communication. Ceux qui ont le plus
contribué à la présence du français furent les Africains
puisque 55% des communications faites en français furent
prononcées par des politologues africains. Les Français
arrivent au deuxième rang avec seulement 27%. La participation
québécoise au rayonnement du français fut particulièrement
insignifiante, les politologues québécois présentèrent
autant de communication en français que les Brésiliens, soit
2.
Ce
sont les Africains qui assurent l'existence internationale de la
langue française. Mais pour combien de temps ? Ne seront-ils pas
tentés d'imiter leurs collègues français et québécois et de
présenter leurs prochaines communications en anglais pour être
admis dans le cercle de la renommée? Pourquoi, à long terme,
le choix de leur langue de communication se différencierait-il
de celui des étudiants français et québécois qui sont incités
à présenter leurs communications en anglais par leurs
professeurs ?
Les
professeurs français ne se sentent pas responsables du
rayonnement international du français et se soucient uniquement
de leur rayonnement personnel. Ainsi à l'atelier MT3-214, 3 des
5 participants étaient de réputés professeurs français et
ils ont choisi de présenter leurs travaux en anglais. Et
pourtant le citoyen lambda doit se dire qu'ils ne se sont pas
rendus si loin à leurs propres frais, qu'ils ont été soutenus
par des fonds publics. Sa perplexité ne peut que s'accroître
s'il se souvient que le
Et
pourtant, ces choix qu'on dit individuels ont des effets
collectifs et provoqueront à termes le dépérissement des
revues scientifiques de langue française. Les communications présentées
dans les congrès et les colloques seront par la suite soumises
pour publication aux revues de la discipline. Or, moins il y a
de communications en français, moins il y aura ultérieurement
d'articles soumis aux revues et celles-ci auront de moins en
moins de choix dans le processus de sélection. Benoît Godin a
établi par exemple que « plus de 80% des universitaires québécois
publient la majeure partie de leurs articles dans des revues étrangères
et le plus souvent dans les revues américaines ». (« Les
pratiques de publication des chercheurs : les revues
savantes québécoises entre impact national et visibilité
internationale », Recherches sociographiques vol. XLIII,
no. 3, 2002, p. 490)
Dès
lors, le vivier se raréfiant, la qualité des articles ira en déclinant
et les revues elles-mêmes seront dévalorisées par la
communauté scientifique elle-même. Par ailleurs, les revues
anglophones, recevant un très grand nombre d'articles, seront
plus sélectives et surclasseront les autres revues en devenant
les principales revues de référence de la discipline. Moins de
qualité signifiera pour les revues francophones moins de crédibilité
et moins de demandes et moins d'abonnements ce qui les mènera
à la fermeture. Celles qui survivront ne pourront le faire
qu'avec le soutien des fonds publics. Ainsi, en bout de piste,
ce sera la collectivité qui devra assumer le coût culturel et
économique des choix individuels. L'exemple des choix
linguistiques des politologues de langue française montre qu'il
y a des enjeux économiques dans la lutte pour la préservation
de la diversité culturelle étant entendu que celle-ci n'a de
sens que par la diversité linguistique.