Ci-dessous un courrier de Laurent Lafforgue, professeur agrégé à l'IHES, nommé au Haut Conseil de l'Éducation début novembre 2005 et démissionnaire le 21 novembre 2005.
Sur son site, il explique que sa démission lui a été
demandée par M. Racine, président du HCE, et M. Seban, Conseiller du
Président de La lecture peut paraître longue mais elle témoigne d'une relative justesse dans le constat qui est fait sur l'École...
Le
mercredi 16 novembre 2005
Monsieur le Président du HCE, Je vous remercie de votre message ci-dessous qui nous donne l'ordre du jour de la prochaine réunion. Je ne peux m'empêcher de réagir sur certains points qui me plongent dans le désespoir. Le principal est le suivant :
« Appel aux experts de l'Éducation nationale : Inspections
générales et directions de l'administration centrale, en particulier
direction de l'évaluation et de la prospective et direction de
l'enseignement scolaire
» Pour moi, c'est exactement comme si nous étions un « Haut Conseil des Droits de l'Homme » et si nous envisagions de faire appel aux Khmers rouges pour constituer un groupe d'experts pour la promotion des Droits Humains. Je m'explique : depuis un an et demi que j'ai commencé à m'intéresser sérieusement à l'état de l'éducation dans notre pays – en lisant tous les livres de témoignage d'instituteurs et de professeurs que j'ai pu trouver, en recueillant systématiquement tous les témoignages oraux ou écrits d'enseignants avec qui je peux être en contact, en interrogeant moi-même des jeunes pour jauger ce qu'ils savent ou ne savent pas – je suis arrivé à la conclusion que notre système éducatif public est en voie de destruction totale. Cette destruction est le résultat de toutes les politiques et de toutes les réformes menées par tous les gouvernements depuis la fin des années 60.
Ces politiques ont été voulues, approuvées, menées et imposées
par toutes les instances dirigeantes de l'Éducation Nationale, c'est-à-dire
en particulier : les fameux experts de l'Éducation Nationale, les
corps d'Inspecteurs (recrutés parmi les enseignants les plus dociles
et les plus soumis aux dogmes officiels), les directions des
administrations centrales (dont
Ces politiques ont été inspirées à tous ces gens par une idéologie
qui consiste à ne plus accorder de valeur au savoir et qui mêle la
volonté de faire jouer à l'école en priorité d'autres rôles que
l'instruction et la transmission du savoir, la croyance imposée à
des théories pédagogiques délirantes, le mépris des choses
simples, le mépris des apprentissages fondamentaux, le refus des
enseignements construits, explicites et progressifs, le mépris des
connaissances de base couplé à l'apprentissage imposé de contenus
fumeux et démesurément ambitieux, la doctrine de l'élève "au
centre du système" et qui doit "construire lui-même ses
savoirs". Tous ces gens n'ont aujourd'hui qu'un but : dégager leur responsabilité et donc masquer par tous les moyens la réalité du désastre. J'avoue ne pas savoir s'ils étaient de bonne foi ou bien s'ils ont délibérément organisé la destruction de l'École.
Je ne sais pas non plus lesquels parmi eux – une minorité de toute
façon – n'ont pas participé à la folie collective ni lesquels y
ont participé mais se rendent compte aujourd'hui des conséquences
dramatiques des erreurs accumulées depuis des décennies et seraient
prêts à repartir dans une meilleure direction. À priori, j'ai la
plus extrême défiance envers tous les membres de
Pour se rendre compte de la réalité de la situation où nous sommes,
je conseille très vivement à tous les membres du HCE de lire les
ouvrages suivants qui sont des témoignages d'instituteurs et de
professeurs (je les ai tous lus intégralement ainsi que d'autres) : « Et vos enfants ne sauront pas lire...ni compter » (Stock, 2004) (témoignage d'un instituteur de campagne tranquille sur sa pratique confrontée à toutes les absurdités que l'institution impose par tous les moyens depuis des années) Un livre de pur bon sens de la première à la dernière ligne.
Je pense que Marc Le Bris devrait figurer au premier rang parmi les
experts que nous pourrions choisir. « Journal d'une institutrice clandestine » (Ramsay, 2003) (journal tenu chaque jour par une stagiaire d'IUFM sur la façon dont on prétendait la former, puis première expérience d'institutrice)
Dans ce livre, j'ai constaté avec intérêt que parmi toutes les formations
d'IUFM que cette stagiaire a subies, la seule où on lui ait
parlé du contenu de la discipline est en mathématiques. C'est une
consolation, mais assez maigre.
«
Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école ?
» (Ramsay,
2004)
Où l'on apprend que même dans les lycées "bien classés"
dans tous les palmarès des journaux
une grande
proportion des élèves ignorent par exemple en quel siècle a vécu
Victor Hugo...
« L'école des ego: contre les gourous du pédagogiquement
correct » (Albin Michel, 2002)
« L'école à la dérive : ce qui se passe vraiment au collège »
(Éditions de Paris, 2004)
« Contre-expertise d'une trahison : la réforme du français
au lycée » (Édition des Mille et une nuits, 2002)
« Des professeurs accusent » (Textuel,
2001)
« L'horreur pédagogique : paroles de profs et vérité des
copies » « La fabrique du crétin : La mort programmée de l'école » (Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2005) C'est le dernier en date des livres de témoignage de professeurs, paru il y a deux mois. C'est un professeur de lettres (manifestement d'extrême gauche: il interprète la destruction de l'école comme l'effet d'un complot délibéré des classes dominantes « ultra-libérales ». Cette interprétation est discutable, mais quand il dresse un constat de l'état de l'École il sait de quoi il parle, et c'est ça qui est intéressant).
Je recommande aussi très chaleureusement les livres de
Liliane
Lurçat, une personne absolument extraordinaire et
impressionnante (que j'ai eu l'occasion de rencontrer dernièrement
après avoir lu ses livres et correspondu avec elle) qui a consacré
toute sa vie à étudier les processus d'apprentissage des enfants
dans les écoles primaires. Je recommande en particulier : J'ai écrit à l'un des auteurs pour lui demander quelle proportion des élèves était touchée par les phénomènes que décrivait ce rapport. Je vous mets ci-dessous sa réponse :
Monsieur, Ces carences (lexique étique, syntaxe rudimentaire ou inexistante, ignorance de la grammaire de phrase) se sont généralisées ces dernières années et s'observent désormais chez la très grande majorité des élèves, vraisemblablement plus de 80% d'entre eux, et ce quels que soient leur milieu social et leur attitude en classe ; bien sûr, la situation, mauvaise en général, l'est à des degrés divers selon le niveau linguistique et culturel de la famille, mais c'est à l'oral plus qu'à l'écrit qu'appert cette différence. Le collège ne remédie nullement à ces déficiences, qui perdurent et parfois s'aggravent : on les retrouve au lycée et même dans les classes préparatoires (un collègue, qui enseigne le latin à des hypokhâgneux grands débutants, m'a récemment expliqué que ses élèves ne parviennent pas à analyser une proposition relative). En effet, à l'école primaire comme au lycée, les programmes assignent à la grammaire de phrase une place pour ainsi dire subsidiaire et la « doctrine » en vigueur (j'entends par là, au-delà des programmes, leurs documents d'accompagnement, les manuels qui s'en inspirent, les recommandations des inspecteurs et des formateurs d'IUFM) proscrit la pratique de l'analyse logique et de l'analyse grammaticale et fait la part belle à la "littérature pour la jeunesse", les classiques étant bannis des lectures que l'élève fait chez lui.
Je suis bien sûr à votre disposition pour toute précision qui
vous
semblerait utile. Bien cordialement,
Ce rapport permet à lui seul de réaliser que les experts ou prétendus tels à qui a été confiée la rédaction des programmes de français sont tout simplement des cinglés (je pèse mes mots). Il est impossible pour moi de comprendre comment ils ont pu chasser la grammaire de phrases (sujet, verbe, complément, etc.) et l'analyse logique pour les remplacer par des élucubrations du genre suivant (extraites du document d'accompagnement des professeurs en classe de troisième) : « L’étude des actes de parole est donc essentielle. Elle peut se décomposer en trois approches complémentaires : la dimension locutoire, c’est-à-dire le fait de produire des énoncés structurés, organisés et ayant un sens ; la dimension illocutoire, c’est-à-dire le fait de chercher à exercer une action sur autrui en lui parlant (l’interroger, lui donner un ordre, lui interdire de faire quelque chose, le convaincre ou le persuader…) ; la dimension perlocutoire, c’est-à-dire l’effet sur l’interlocuteur, qui répondra ou non à la question, qui exécutera ou non l’ordre…(…) Il est très important d’amener l’élève à prendre conscience de cette triple dimension des actes de parole, en particulier dans une optique de formation du citoyen. » Si l'ensemble des instances dirigeantes de l'éducation nationale ont pu confier la rédaction des programmes à de tels cinglés, ne pas s'apercevoir du caractère délirant de leurs préconisations et ne pas s'émouvoir des réactions de professeurs qui leur parvenaient, je ne vois qu'une seule explication possible: les instances dirigeantes de l'Éducation Nationale sont intégralement peuplées de fous irresponsables (ou criminels pour ceux, s'il en existe, qui auraient organisé la destruction de l'École en toute connaissance de cause).
Ceci concerne le français, mais nous pouvons aussi parler des mathématiques. S'il vous reste la moindre notion de mathématiques, vous pouvez comprendre que ces étudiants de 2e année de DEUG de science dont la plupart vont «aréussir » à leurs examens, donc vont passer en licence (et deviendront peut-être instituteurs ou professeurs), ont un niveau inférieur à celui qui, encore à mon époque (il y a vingt-cinq ans: une époque déjà dégradée par rapport à celle de mes parents), était celui du collège, et il apparaît qu'ils ne maîtrisent même pas ce qui normalement serait du ressort de l'école primaire. Or tous ces étudiants ont le bac (sinon ils ne seraient pas à l'université) et pour presque tous le « bac S » (le bac « d'élite » ou « sélectif » comme on dit dans les médias)... Je vous mets enfin en copie un message que j'ai reçu hier matin d'un professeur de mathématiques de collège. [Ici encore, je ne peux reproduire le témoignage que ce professeur de collège m'avait fait parvenir à titre confidentiel.] Ce qu'il dit témoigne de la perte du sens d'un enseignement sérieux qui affecte aujourd'hui l'ensemble de notre système éducatif après avoir été provoquée depuis si longtemps par ses instances dirigeantes. Si vous voulez encore d'autres témoignages, je peux vous en fournir à foison. Pour ce qui me concerne, je suis donc totalement opposé à ce que nous nous en remettions aussi peu que ce soit aux experts de l'Éducation Nationale. Je suis également très sceptique en ce qui concerne les experts étrangers (à l'exception peut-être de quelques pays asiatiques comme Singapour), car dans tout le monde occidental la dégradation de l'instruction est générale. La seule différence est qu'en France elle a été encore plus grande car nous sommes tombés de plus haut et car elle touche la totalité du système éducatif (du fait de la centralisation à la française qui impose partout les mêmes méthodes et les mêmes programmes délirants), contrairement aux États-Unis par exemple où, même si la moyenne est épouvantable, il existe de très bonnes écoles, principalement privées. Jusqu'au milieu des années 60, je pense que les meilleurs systèmes éducatifs primaires et secondaires du monde étaient ceux de France, de Russie et d'Israël. En France, il n'a cessé de se dégrader depuis cette époque, à une vitesse de plus en plus grande. En Israël, d'après ce que je crois savoir, il y a eu une semblable dégradation mais une réaction énergique a commencé depuis quelques années: par exemple, des israéliens ont cherché les meilleurs manuels mathématiques existant dans le monde aujourd'hui, ils ont conclu que c'était ceux de Singapour et ils les ont traduits pour les rendre disponibles dans toutes les écoles israéliennes. (On pourrait donc éventuellement faire appel à des acteurs de ce redressement israélien, par exemple Ron Aharoni.) Enfin, le système russe est resté très bon jusqu'à l'effondrement de l'Union Soviétique et depuis il se dégrade lentement (cette dégradation se faisant comme partout au nom du « progrès » ou de la « modernisation »). Néanmoins, le système russe encore aujourd'hui reste bien meilleur que celui de tous les pays occidentaux : je peux en témoigner en toute connaissance de cause en mathématique et physique. C'est pourquoi j'ai passé hier après-midi plusieurs heures à me faire expliquer par une dame russe professeur de français le fonctionnement détaillé du système d'éducation soviétique ; j'ai pris beaucoup de notes et quand je les aurai tapées je vous les enverrai. Voilà pour ce que je pense de l'étranger. En ce qui concerne les syndicats majoritaires parmi les enseignants ou les parents d'élèves, tous (animés des plus louables intentions comme on peut imaginer) ont poussé à la roue dans la destruction de l'école, et je pense qu'on ne peut pas plus leur faire confiance qu'aux experts de l'EN. Le seul syndicat d'enseignants que je connaisse et qui me semble accorder une valeur prioritaire à l'étude, à la connaissance et au savoir est le SNALC. [Plus sans doute d'autres que je ne connais pas comme, me dit-on, le SAGES.] Parmi les associations, je ne fais confiance qu'à celles qui ont vu le jour depuis un certain nombre d'années dans le but explicite de dénoncer la destruction de l'enseignement et de réfléchir aux moyens de le redresser. Ce sont en particulier :
- Le GRIP (Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les
Programmes)
- Sauver
Les Lettres (SLL)
-
L'Association des
Professeurs de Lettres (APL) À mon avis, c'est parmi les membres les plus actifs de ces associations (dont maintenant je connais bien un certain nombre) qu'il faudrait recruter des experts. Je serais en mesure de proposer au HCE une liste d'experts dans toutes les disciplines en qui j'ai une grande confiance parce que tous sont des professeurs qui depuis des années se sont engagés pour le sauvetage de l'École et son redressement et ont réfléchi en profondeur aux problèmes posés. Pour moi, la question de départ qui est posée au HCE est la suivante : Voulons-nous nous voiler les yeux, ne pas voir l'état dans lequel se trouve l'Éducation Nationale et confier l'élaboration des avis qui nous sont demandés aux mêmes experts et responsables dont les politiques ont conduit au désastre actuel ? Dans ce cas, autant vaudrait ne pas avoir créé le HCE. Ou bien, voulons-nous prendre la mesure de la situation, agir pour tenter un redressement et, pour cela, rompre radicalement avec tous les hiérarques de l'Éducation Nationale, entendre les personnes indépendantes qui depuis des années tirent la sonnette d'alarme et réfléchissent aux moyens d'un tel redressement, et travailler nous-mêmes avec l'aide de ces personnes à rédiger des avis sur lesquels les responsables politiques pourraient s'appuyer pour sauver notre système éducatif de la destruction complète et définitive ? Avec mes meilleurs sentiments,
Laurent Lafforgue.
Ce site porte comme dédicace :
« Page
dédiée aux parents qui s'inquiètent que leurs enfants ne sachent
toujours pas faire une division en Cours Moyen et à qui on a répondu:
"Vous êtes des rétrogrades". » Il faut passer du temps à le visiter. On y trouve par exemple tous les programmes du primaire depuis 1880 et on peut faire la comparaison avec ceux d'aujourd'hui. C'est vraiment passionnant. Indication : les meilleurs programmes sont ceux de 1923 (et, soit dit entre parenthèses, ils tiennent en cinq pages, toutes matières et tous niveaux confondus. D'ailleurs, ce sont à ma connaissance ceux qui sont toujours en vigueur (moyennant une mise à jour dans certaines matières) au cours Hattemer à Paris : un cours privé « hors contrat », donc sans la moindre subvention de l'état, à qui nombre de familles très aisées (et, paraît-il, certains de nos ministres présents ou passés) confient leurs enfants en payant le prix fort.
Mesdames
et Messieurs les Conseillers, Nous sommes convenus de nous réunir le 17 novembre prochain à 11 heures. Nous nous retrouverons au 101 rue de Grenelle (Rez-de-chaussée - salle 020). Un déjeuner, à 13 heures, suivra notre réunion.
Je vous propose d'aborder au cours de cette première séance de
travail les points suivants :
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