Sujet :

Nous collaborons à la disparition du français

Date :

22/10/2014

Envoi de Laurent Vandamme (courriel : wal.lo(chez)outlook.fr)

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« Nous collaborons à la disparition du français »

Alain Borer et la langue françaisePoète, essayiste, romancier, dramaturge et grand spécialiste de Rimbaud, Alain Borer déplore, en amoureux de la langue, notre soumission au modèle dominant de l'anglais. Un asservissement synonyme, selon lui, d'appauvrissement. Danger !

Propos recueillis par Marianne Payot

Le Vif/L'Express : De façon ironique, vous rappelez l'apport de la langue française à l'anglais, soit quelque 37 OOO mots qui ont investi la Grande-Bretagne à partir du XIe siècle...

- Alain Borer : Les Anglo-Saxons ont deux grands problèmes. Le premier est de ne pas vouloir savoir qu'ils parlent français à 63 % : somme toute, l'anglais est du français mal prononcé. C'est un véritable symptôme collectif, un gigantesque refoulement. Le second, qu'ils s'interdisent de parler français. Leur projet est explicitement hégémonique. On l'a vu lors des Jeux olympiques de Londres. À l'exception du prologue, le français en était totalement absent. Même constat dans les aéroports ("controlpassport"), ou dans les colloques internationaux, etc. : ils font perdre à la langue française sa visibilité. Le drame, c'est que nous collaborons à cette disparition - dans tous les domaines, et même entre nous.

- Nous sommes passés, dites-vous, de l'enrichissement mutuel des langues à l'asphyxie de la langue française par l' "anglobal".

- Oui, l' "anglobal" est une forme de parasite. À la Renaissance, des milliers de mots italiens sont entrés dans la langue française, mais ils ont été rapidement absorbés, transformés, francisés. Aujourd'hui, et c'est une première dans l'histoire de la langue, les mots anglais qui s'implantent chaque jour dans notre vocabulaire ne sont plus de l'ordre de l'échange, mais de la substitution ("checker" à la place de "vérifier"). Mais, plus que de colonisation, nous devons parler d'autocolonisation.

Nous n'avons pas d'ennemi. C'est l'effet Banania, le début de la déculturation. Regardez ce qu'il se passe avec Daft Punk, The Artist... Pour être reconnus du maître et obtenir la récompense majeure, il faut le mimer, abandonner, renoncer à ce que nous sommes.

Bouter l'anglais hors du français !- Vous citez Segalen à propos des Maoris : « En perdant ses mots, on perd son âme. » En sommes-nous là ?

- Oui, il ne s'agit pas d'une question de fierté ou de défense patriotique. Il s'agit des modes de représentation que fonde une langue. C'est là, et uniquement là, que se situe l'identité. Prenez la représentation collective de la femme, un enjeu majeur. Il n'existe que trois possibilités de traiter ce domaine : pour la première, la différence des sexes n'est pas marquée, comme dans "beautiful" - le puritanisme s'en accommode bien - ; la deuxième consiste à les distinguer par des marques sonores, naturalisantes, à l'instar de l'italien et de l'espagnol, "bello", "bella", "hermoso", "hermosa". Et la troisième, la française, qui, avec son « e » muet, refuse le marquage du genre sur le sexe. Cet « e » muet fonde une co-présence ontologique. C'est une solution admirable par la proposition philosophique qu'elle entraîne.

- La langue française est parée à vos yeux de toutes les vertus. Elle est rationnelle, esthétique, mélodieuse, élégante... Ne l'idéalisez-vous pas ?

- Ce n'est pas moi qui idéalise la langue, toute langue est un système d'idéalisation. Mais les langues n'idéalisent pas la même chose : la langue française idéalise la relation. Elle est abstraite, non ethnique, et c'est en cela qu'elle a fondé l'État français. Je ne suis pas breton, belge ou corse, je suis homme, c'est ce que dit la langue française. En ce sens, elle développe un projet universel.

- Vous démontrez point par point notre soumission à la langue anglaise. À commencer par la « dénomination », soit la substitution de mots anglo-saxons à des mots français disponibles.

- Prenez le terme "booster". On pourrait dire "propulser", issu du latin, ou "dynamiser", qui provient du grec. On n'entend plus l'oreille française à travers "booster", ni à travers "mail", à la place de "courriel", ou "deal", à la place d' "échanger", etc. Nous sommes en train de passer de l'oreille romane à l'oreille gothique. Par ailleurs, ces importations impliquent une gigantesque perte de nuance : on dit "bouger" et non plus "se déplacer", "s'en aller"... Enfin, il n'y a plus de polissage phonétique à la française. Le polissage, c'est l'équilibre des voyelles et des consonnes. Même les accents régionaux sont respectueux de cet équilibre, or il se perd. Nous entrons dans l'ère du français pourri, le "broken French".

- Vous parlez aussi de « désinvention ». Qu'entendez-vous par là ?

- Notre passivité ou incapacité de forger des mots pour des concepts ou des fonctions nouvelles : "think tank", "input", "geek", "burn-out"... Qu'avons-nous créé récemment ? "Mémériser", "vapoter". Hier, on inventait "miroir", "fontaine". La langue n'évolue pas, elle involue.

- Et les nouvelles technologies ? Ne changent-elles pas le cours du temps ?

- Absolument. La langue française est une langue écrite, et la seule qui ne prononce pas tout ce qu'elle écrit. Lorsque je dis "ils entrent", l' "ent" final ne se prononce pas : il s'agit d'une vérification grammaticale, ce que j'appelle le "vidimus" (du latin, « ce que nous avons vu »), qui permet la vérifiabilité par écrit, et garantit aussi la précision. La langue est accompagnée par sa grammaire. Rappelez-vous la résolution de l'ONU après la guerre des Six Jours sur les "occupied territories". La version française seule précise s'il s'agit "des" territoires ou "de" territoires occupés. Or c'est le vidimus que percutent de plein fouet les nouvelles technologies : aucune autre langue n'est si gravement menacée par les nouvelles technologies ; si la langue française perd le vidimus, elle ne sera plus qu'une langue comme une autre et disparaîtra.

- Que devient la francophonie, dans ce contexte ?

- La langue et la culture françaises sont désirées partout dans le monde comme une alternative au modèle anglo-saxon. Mais nous, nous y avons renoncé. Sinon, nous verrions tous les jours à la télévision française les Québécois, les Belges, les Suisses, les Burkinabés. .. Or que nous propose-t-on ? Des séries américaines. La France a renoncé à la francophonie pour prendre part à l'Europe anglophone. Djibouti sera perdu dans dix ans, le Rwanda, où les professeurs de français sont ringardisés, l'est déjà. La perte de la francophonie est imminente. Que faire ? « On a beau crier dans le désert, cela ne fait pas tomber les étoiles », dit un proverbe dogon.

 

De quel amour blessée. Réflexions

sur la langue française,

par Alain Borer. Gallimard, 354 p.

 

Collection Blanche, Gallimard
Parution : 02-10-2014

Qu’est-ce qui constitue le projet d’une langue, en quoi la langue française est-elle à nulle autre pareille? Comment croire et comprendre qu’elle disparaît sous nos yeux à une telle vitesse, et avec elle une civilisation? Ces pages s’attachent à identifier un héritage collectif inestimable, à donner la mesure d’un trésor. Écrites dans un style délié et jubilant, elles se lisent non comme un éloge ou une célébration, mais comme une suite de dévoilements par lesquels se révèle la richesse d’un français que nous utilisons en sous-régime, inconscients le plus souvent de ses immenses possibilités. Le lecteur, hautement réjoui par l’éblouissante érudition de ce texte, trouvera, plus que la description d’un désastre à venir, un chant d’amour à notre langue, qui se pose aussi en œuvre de salut public.

 

 

 

 

Source : Le Vif/l'Express, n°42, le vendredi 17 octobre 2014