Sujet : La langue française dans les entreprises
Date : 25/10/2004
De :   Marceau Déchamps (marceau.dechamps@laposte.net)

 

COMMUNIQUÉ

 

Les salariés résistent !

 Le journal Le Parisien vient de consacrer, dans son numéro de samedi 23 octobre, une série d'articles sur la place du français dans les entreprises et tout particulièrement sur le procès intenté par les syndicats CGT et CFDT de l'établissement General Electric de Buc (78), pour violation de la loi Toubon qui exige que tous les documents utiles à l'information et à la bonne exécution du travail soient rédigés ou traduits en français.

Cette nouvelle révolte des salariés doit donner espoir à ceux qui, dans nos entreprises en France, subissent le joug du tout anglais et n'osent encore réagir.

 

Marceau Déchamps

vice-président

Défense de la langue française

 

 

 

« Si on ne parle pas anglais, on est sur la touche »

Dès l'entrée sur le site de General Electric Medical Systems (GEMS), à Buc près de Versailles, les panneaux d'affichage, les revues de presse ou les comptes rendus, tout vous indique que vous êtes ici en terre anglophone. Ou plus exactement, sur une « île » au milieu de la législation du travail hexagonale. Le 23 novembre prochain, les syndicats CGT et CFDT, le comité d'entreprise et la commission d'hygiène et de sécurité de ce site de près de 2 000 salariés ont assigné en justice la direction américaine de l'entreprise pour violation de la loi Toubon sur l'obligation d'utiliser le français comme langue et outil de travail.

« Les choses se sont faites progressivement, explique Jocelyne Chabert, 53 ans, secrétaire trilingue (anglais et espagnol) et responsable CGT. On a d'abord remplacé les cadres dirigeants par des anglophones. Puis, l'anglais a été imposé petit à petit. À partir de 1998, plus un seul document n'était rédigé en français ».  Aujourd'hui, pour postuler chez G.E. (prononcez « gihi »), l'anglais est obligatoire... même si 80 % des employés de GEMS (moyenne d'âge : 42 ans) n'ont pas la pratique de l'anglais dans leur contrat de travail, font observer les syndicats. Jacques, 53 ans, fait partie de ces techniciens de production: « J'apprends l'anglais, mais ça ne rentre pas. Alors, quand il y a une réunion en anglais, je n'y vais plus. Je demande aux gars de l'encadrement, qui font semblant de comprendre, ce qui a été dit. Aucun ne me donne la même version... »

« Aucune chance de promotion » « C'est purement idéologique, reprend Jocelyne. Il n'y a pas que la langue d'ailleurs que l'on veut nous inculquer : la culture G.E. et les rapports dans le travail aussi. On a droit à des leçons de morale, au mépris pour les syndicats que l'on traite de bureaucratie, et chaque année les salariés sont notés par un tribunal de collègues au-dessus et au-dessous d'eux ! » « Si on ne parle pas anglais, précise Éva, 49 ans, documentaliste, on est sur la touche. Vous êtes considéré comme quelqu'un qui n'a pas l'esprit d'équipe. Vous n'avez plus aucune chance de promotion ». Délégué CFDT et président du CHST, Patrick, 52 ans, ingénieur de maintenance dans l'Est de la France, est partie prenante à la procédure judiciaire : « L'inspection du travail a adressé de nombreuses recommandations à G.E. pour que les documents techniques, qui sont des outils de travail utilisés quotidiennement pour le réglage, l'étalonnage ou la réparation des équipements hospitaliers, soient en français. C'est une question de sécurité, car ces appareils traitent des patients, émettent des rayons... La réponse de la direction a été : Souffrez, Monsieur l'Inspecteur, que G.E. prenne ses responsabilités ». Interrogée sur cette question, la direction de GEMS nous a fait valoir « que les instructions pour la production sont en français, mais que les manuels de maintenance, pour des produits vendus dans 150 pays dans le monde, seraient trop chers à traduire dans chaque langue». Pour le reste, en particulier en ce qui concerne l'assignation en justice, elle n'a pas souhaité s'exprimer. 

Celles qui ont franchi le pas, et les autres...

Voici un échantillon d'entreprises où l'anglais est devenu la langue officielle : 

Les fusionnées : Usinor devenue Arcelor, avec le luxembourgeois Arbed et l'espagnol Aceralia ; l'agrochimiste Rhône-Poulenc-Bayer Cropscience, ou le pharmacien Aventis-Synthélabo, deux grands groupes européens peuplés d'Allemands et de Français... obligés de travailler en anglais. Ou encore Altadis, ex-Seita, fusionnée avec l'espagnole Tabacalera, où l'on a choisi l'English speaking, au lieu d'apprendre le français ou l'espagnol aux uns et aux autres.

Chez Renault-Nissan, tous les cadres de l'entreprise sont soumis au Test of English for International Communication (TOEIC) où ils doivent obtenir 700 points sur 990. Mais il y a aussi des entreprises franco-françaises soumises au « Franglish » obligatoire : Danone, Thomson, Alcatel, et des compagnies d'assurances comme les AGF et Axa. 

En revanche, d'autres grands groupes ont su résister intelligemment à ce... « must », en appliquant une politique « pluraliste et interculturelle » dans l'emploi des langues de travail. C'est notamment le cas chez Total, où tous les documents sont rédigés à parité entre l'anglais et le français. Même souci encore chez Suez ou Lafarge, qui attachent également une grande importance au respect des langues locales dans leurs filiales.

J.D. 

 

« Il faut lutter contre l'hégémonie d'une langue »

Responsable du dictionnaire « Le Petit Robert » et linguiste réputé, Alain Rey explique à notre journal pourquoi la suprématie de l'anglais n'est pas une fatalité. Pensez-vous que le combat de certains syndicalistes contre l'obligation - illégale - d'utiliser l'anglais comme langue de travail en entreprise est perdu d'avance ? 

Alain Rey :  Pas du tout. L'utilisation systématique de l'anglais est un effet de mode, d'ailleurs assez ridicule. Vous constatez que certains chefs d'entreprise forcent leurs collaborateurs à parler anglais entre eux, alors qu'eux-mêmes maîtrisent très mal cette langue. Que dans certaines entreprises qui travaillent à l'international, une partie du personnel parle une langue étrangère, cela n'a rien de choquant. Mais il n'y a pas que l'anglais. Toutes les autres langues ont le droit de cité. Et si l'anglais domine aujourd'hui dans les relations internationales, je suis persuadé que dans vingt ans il sera moins important que le chinois. Qu'y a-t-il de plus inquiétant, l'usage systématique de l'anglais, ou le remplacement de mots-concepts français par des anglicismes, qui se transforment en jargon ? Toutes les langues sont perméables à l'influence des autres langues ; le français comme l'anglais où la moitié des expressions sont d'origine française. La pénétration de certains anglicismes dans le langage économique est quasiment inévitable. Comme le mot « management » par exemple, qui vient d'ailleurs du français «ménage». En revanche, il nous faut lutter contre l'hégémonie globale d'une langue. Par exemple, en informatique, quand ce n'était encore qu'une affaire d'ingénieurs, de gens formés aux États-Unis, il était normal que leurs logiciels soient en anglais. Mais, aujourd'hui, l'informatique est devenue un outil de travail universel, et il n'y a aucune fatalité à ce que ces systèmes d'information soient en anglais. Sous peine de créer une réalité à deux vitesses, entre ceux qui pratiquent et les autres. Je comprends que les syndicats s'en émeuvent. Surtout lorsque cela aboutit à un jargon, souvent approximatif, incompréhensible pour la plupart des employés... Que l'on donne des cours d'anglais, ou d'autres langues européennes d'ailleurs, à tous les employés qui ont besoin de s'en servir, très bien. Moi, je défends le bilinguisme. Mais que l'on demande aux gens d'être en conformité avec un jargon emprunté de l'américain, qui n'est souvent pas identique d'un pays à l'autre, d'une entreprise à l'autre, c'est cela qui est insupportable. Car il est bon de rappeler tout de même que notre langue est le reflet de notre culture, celle dans laquelle on a grandi, et qui fait un des liens principaux de la communauté à laquelle on appartient.

 

Source : Le Parisien, journal du samedi 23 octobre 2004