Sujet : Plaidoyer pour la grammaire
Date : 17/03/2006
De :   Marceau Déchamps (marceau.dechamps@laposte.net)

Information

 

Lors du déjeuner  de Défense de la langue française, au Sénat le 11 mars , nous avons eu le plaisir d'accueillir M. Laurent Lafforgue, jeune et brillant mathématicien, professeur à l'Institut des hautes études scientifiques (IHÉS).

À cette occasion, M. Lafforgue a fait une courte allocution où il a développé la relation entre la maîtrise de la grammaire et celle des mathématiques. Cela s'applique à la langue française, mais aussi à toutes les langues maternelles.

 

Je vous invite à découvrir le texte de son discours qui nous donne de nouveaux arguments pour notre action en faveur d'un enseignement de qualité de la langue française.

 

 

 

Marceau Déchamps

vice-président

Défense de la langue française, DLF

http://www.langue-francaise.org/

 

 

 

Allocution :

         Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'invitant à votre déjeuner. Je suis très heureux de me voir reconnu parmi les défenseurs du français.
         Je remercie également les éditeurs de votre bulletin d'avoir reproduit l'an dernier un petit texte de moi intitulé “Le français au service des sciences”.
         Dans ce texte, je plaidais pour que les mathématiques et toutes les sciences continuent de se penser, de se rédiger et de se publier dans une pluralité de langues de grande culture, dont le français. Je donnais trois types d'arguments montrant qu'il en allait de leur intérêt même : premièrement, le refus de l'esprit d'abandon et le choix de la combativité sont des conditions impératives pour accomplir de grandes choses ; deuxièmement, la recherche scientifique repose sur l'amour de la vérité pour elle-même et non sur l'envie de reconnaissance planétaire ; troisièmement, la langue et la culture contribuent puissamment à la créativité scientifique.
         Dès cette époque j'avais pris plusieurs fois position sur l'école. Cela m'a valu à l'automne 2005 une nomination au Haut Conseil de l'Éducation, qui fut suivie au bout de quelques jours d'une démission forcée, pour cause de propos trop violents sur l'état de l'Éducation nationale et sur la responsabilité de ses instances dirigeantes.
         J'ai reçu depuis cet épisode plus de mille courriels et courriers de soutien et de témoignage, provenant de professeurs de tous niveaux et de toutes disciplines littéraires et scientifiques, de parents d'élèves, parfois d'étudiants et de lycéens, de responsables d'entreprises, et de simples citoyens.
         Or, parmi les témoignages de professeurs, aussi bien de mathématiques que de sciences de la nature et de langues étrangères, un bon nombre citent le défaut de maîtrise du français chez les élèves ou les étudiants comme la première cause des difficultés insurmontables qu'ils rencontrent pour enseigner leurs disciplines. Plus précisément, ils déplorent et dénoncent avant tout l'ignorance de l'analyse grammaticale. On sait qu'à la suite des nouvelles doctrines de l'Éducation nationale répandues par les IUFM et imposées par les corps d'inspecteurs recrutés parmi les militants de la nouvelle école, l'apprentissage de la grammaire sous forme de règles et sa pratique systématique ont été bannies des écoles primaires et des collèges ; elles n'y sont plus enseignées que par des instituteurs et des professeurs entrés en résistance.
         L'abandon de l'analyse grammaticale est un des principaux facteurs de l'effondrement de la capacité de raisonnement et du respect des règles de logique les plus élémentaires que les professeurs de mathématiques et de sciences constatent chez les élèves, aussi bien au lycée qu'à l'université et jusque dans les classes préparatoires aux grandes écoles. En effet, la grammaire est, dès l'école primaire, constitutive de l'apprentissage du raisonnement et de la logique, non pas d'ailleurs d'une logique purement mécanique, mais d'une logique fine et subtile, dont la mise en oeuvre est inséparable de la compréhension du sens des phrases.
         Les professeurs constatent parallèlement la très grande difficulté que les élèves éprouvent pour comprendre des énoncés abstraits, comme les énoncés mathématiques, ou pour formuler des assertions susceptibles d'être vraies ou fausses, alors même qu'elles consisteraient en de simples phrases composées d'un sujet, d'un verbe et d'un complément. Dès que la phrase à comprendre ou à former sort du langage courant, c'est-à-dire dès que les mots qui la composent ne sont pas ceux de la langue de tous les jours, la connaissance habituelle et instinctive de la langue ne suffit pas, une connaissance plus structurée est indispensable, et cette connaissance plus structurée s'appelle la grammaire. Si elle n'a pas été pratiquée dès l'enfance, elle n'est pas intériorisée, et toute utilisation de la langue un peu abstraite devient semblable à celle d'une langue étrangère dont on ne connaîtrait que quelques mots épars qu'on serait impuissant à composer entre eux. Les professeurs de langues constatent de leur côté que les élèves déjà sortis de la première enfance et ignorants de la grammaire du français, tendent irrésistiblement à traduire mot à mot, ce qui n'est pas traduire.
         Un témoignage particulièrement frappant m'a été envoyé par un professeur de mathématiques d'un lycée qui obtient de très bons résultats au baccalauréat, au point de figurer dans les palmarès des journaux. D'après ce professeur, on apprend simplement aux élèves de son lycée à reconnaître un certain nombre de questions-types et à y répondre mécaniquement, sans qu'il soit nécessaire pour les élèves de comprendre ni ces questions qui reviennent à tour de rôle ni les réponses automatiques qu'ils sont entraînés à donner. Et, ajoute-t-il, si la plupart des élèves sont incapables de comprendre ces questions et ces réponses, c'est d'abord à cause de la grammaire.
         Ce témoignage m'amène d'ailleurs à un commentaire à la fois linguistique et mathématique. Beaucoup de nos compatriotes peuvent constater par eux-mêmes que, pour ce qui concerne la maîtrise du français, le baccalauréat d'aujourd'hui est d'un niveau inférieur à ce qu'a été le certificat d'études jusqu'aux années 50 et 60. Mais peu ont les moyens de se rendre compte qu'il en est de même en mathématiques, y compris dans la fameuse filière S. Les programmes de cette filière présentent une liste de chapitres qui paraît sérieuse, et ils introduisent beaucoup de mots abstraits qui n'appartiennent pas au langage courant ; la plupart des personnes ne comprennent pas ces mots, sont intimidées par eux et en infèrent trop vite que les jeunes générations apprennent des hautes mathématiques. La vérité est que les démonstrations ont disparu des programmes, et que les problèmes de mathématiques du baccalauréat d'aujourd'hui requièrent moins de raisonnement que les problèmes élémentaires de l'ancien certificat d'études, qui demandaient toujours un développement en plusieurs étapes que les énoncés ne détaillaient pas. Les élèves des lycées sont tellement habitués à reproduire des procédures stéréotypées que, dans le premier cycle universitaire scientifique, il devient impossible d'enseigner autre chose, et que les démonstrations sont désormais largement bannies à ce niveau aussi.
         Voilà donc quelques conséquences de la ruine de l'enseignement de la langue et de la grammaire : l'incapacité définitive de raisonner pour les élèves, l'impossibilité d'accéder à l'abstraction, en particulier en mathématiques et en sciences, l'utilisation d'une logorrhée de mots savants qui flottent dans le vide dès lors qu'ils ne sont plus insérés dans un tissu de raisonnements riches et rigoureux.
         Cela illustre par l'absurde à quel point la maîtrise de la langue naturelle et de sa structure est indispensable aux mathématiques et aux sciences. L'apprentissage élémentaire de celles-ci ne peut se séparer de la langue.
         Ainsi en est-il de leur développement. Comme la grammaire est à la racine du raisonnement, et que chaque langue a une grammaire différente, on ne réfléchit pas exactement de la même façon en français, en allemand, en anglais, en russe ou en japonais. C'est pourquoi chaque langue dans laquelle les mathématiques ou les sciences s'écrivent leur apporte un esprit original, qui ajoute à leur potentiel créatif