Défense
de la langue française, DLF
http://www.langue-francaise.org/
Allocution
:
Je vous remercie
de l'honneur que vous me faites en m'invitant à votre déjeuner. Je
suis très heureux de me voir reconnu parmi les défenseurs du
français.
Je remercie
également les éditeurs de votre bulletin d'avoir reproduit l'an
dernier un petit texte de moi intitulé “Le français au service des
sciences”.
Dans ce texte,
je plaidais pour que les mathématiques et toutes les sciences
continuent de se penser, de se rédiger et de se publier dans une
pluralité de langues de grande culture, dont le français. Je donnais
trois types d'arguments montrant qu'il en allait de leur intérêt
même : premièrement, le refus de l'esprit d'abandon et le choix de
la combativité sont des conditions impératives pour accomplir de
grandes choses ; deuxièmement, la recherche scientifique repose sur
l'amour de la vérité pour elle-même et non sur l'envie de
reconnaissance planétaire ; troisièmement, la langue et la culture
contribuent puissamment à la créativité scientifique.
Dès cette
époque j'avais pris plusieurs fois position sur l'école. Cela m'a
valu à l'automne 2005 une nomination au Haut Conseil de l'Éducation,
qui fut suivie au bout de quelques jours d'une démission forcée,
pour cause de propos trop violents sur l'état de l'Éducation
nationale et sur la responsabilité de ses instances dirigeantes.
J'ai reçu
depuis cet épisode plus de mille courriels et courriers de soutien et
de témoignage, provenant de professeurs de tous niveaux et de toutes
disciplines littéraires et scientifiques, de parents d'élèves,
parfois d'étudiants et de lycéens, de responsables d'entreprises, et
de simples citoyens.
Or, parmi les
témoignages de professeurs, aussi bien de mathématiques que de
sciences de la nature et de langues étrangères, un bon nombre citent
le défaut de maîtrise du français chez les élèves ou les
étudiants comme la première cause des difficultés insurmontables
qu'ils rencontrent pour enseigner leurs disciplines. Plus
précisément, ils déplorent et dénoncent avant tout l'ignorance de
l'analyse grammaticale. On sait qu'à la suite des nouvelles doctrines
de l'Éducation nationale répandues par les IUFM et imposées par les
corps d'inspecteurs recrutés parmi les militants de la nouvelle
école, l'apprentissage de la grammaire sous forme de règles et sa
pratique systématique ont été bannies des écoles primaires et des
collèges ; elles n'y sont plus enseignées que par des instituteurs
et des professeurs entrés en résistance.
L'abandon de
l'analyse grammaticale est un des principaux facteurs de
l'effondrement de la capacité de raisonnement et du respect des
règles de logique les plus élémentaires que les professeurs de
mathématiques et de sciences constatent chez les élèves, aussi bien
au lycée qu'à l'université et jusque dans les classes
préparatoires aux grandes écoles. En effet, la grammaire est, dès
l'école primaire, constitutive de l'apprentissage du raisonnement et
de la logique, non pas d'ailleurs d'une logique purement mécanique,
mais d'une logique fine et subtile, dont la mise en oeuvre est
inséparable de la compréhension du sens des phrases.
Les professeurs
constatent parallèlement la très grande difficulté que les élèves
éprouvent pour comprendre des énoncés abstraits, comme les
énoncés mathématiques, ou pour formuler des assertions susceptibles
d'être vraies ou fausses, alors même qu'elles consisteraient en de
simples phrases composées d'un sujet, d'un verbe et d'un complément.
Dès que la phrase à comprendre ou à former sort du langage courant,
c'est-à-dire dès que les mots qui la composent ne sont pas ceux de
la langue de tous les jours, la connaissance habituelle et instinctive
de la langue ne suffit pas, une connaissance plus structurée est
indispensable, et cette connaissance plus structurée s'appelle la
grammaire. Si elle n'a pas été pratiquée dès l'enfance, elle n'est
pas intériorisée, et toute utilisation de la langue un peu abstraite
devient semblable à celle d'une langue étrangère dont on ne
connaîtrait que quelques mots épars qu'on serait impuissant à
composer entre eux. Les professeurs de langues constatent de leur
côté que les élèves déjà sortis de la première enfance et
ignorants de la grammaire du français, tendent irrésistiblement à
traduire mot à mot, ce qui n'est pas traduire.
Un témoignage
particulièrement frappant m'a été envoyé par un professeur de
mathématiques d'un lycée qui obtient de très bons résultats au
baccalauréat, au point de figurer dans les palmarès des journaux.
D'après ce professeur, on apprend simplement aux élèves de son
lycée à reconnaître un certain nombre de questions-types et à y
répondre mécaniquement, sans qu'il soit nécessaire pour les
élèves de comprendre ni ces questions qui reviennent à tour de
rôle ni les réponses automatiques qu'ils sont entraînés à donner.
Et, ajoute-t-il, si la plupart des élèves sont incapables de
comprendre ces questions et ces réponses, c'est d'abord à cause de
la grammaire.
Ce témoignage
m'amène d'ailleurs à un commentaire à la fois linguistique et
mathématique. Beaucoup de nos compatriotes peuvent constater par
eux-mêmes que, pour ce qui concerne la maîtrise du français, le
baccalauréat d'aujourd'hui est d'un niveau inférieur à ce qu'a
été le certificat d'études jusqu'aux années 50 et 60. Mais peu ont
les moyens de se rendre compte qu'il en est de même en
mathématiques, y compris dans la fameuse filière S. Les programmes
de cette filière présentent une liste de chapitres qui paraît
sérieuse, et ils introduisent beaucoup de mots abstraits qui
n'appartiennent pas au langage courant ; la plupart des personnes ne
comprennent pas ces mots, sont intimidées par eux et en infèrent
trop vite que les jeunes générations apprennent des hautes
mathématiques. La vérité est que les démonstrations ont disparu
des programmes, et que les problèmes de mathématiques du
baccalauréat d'aujourd'hui requièrent moins de raisonnement que les
problèmes élémentaires de l'ancien certificat d'études, qui
demandaient toujours un développement en plusieurs étapes que les
énoncés ne détaillaient pas. Les élèves des lycées sont
tellement habitués à reproduire des procédures stéréotypées que,
dans le premier cycle universitaire scientifique, il devient
impossible d'enseigner autre chose, et que les démonstrations sont
désormais largement bannies à ce niveau aussi.
Voilà donc
quelques conséquences de la ruine de l'enseignement de la langue et
de la grammaire : l'incapacité définitive de raisonner pour les
élèves, l'impossibilité d'accéder à l'abstraction, en particulier
en mathématiques et en sciences, l'utilisation d'une logorrhée de
mots savants qui flottent dans le vide dès lors qu'ils ne sont plus
insérés dans un tissu de raisonnements riches et rigoureux.
Cela illustre
par l'absurde à quel point la maîtrise de la langue naturelle et de
sa structure est indispensable aux mathématiques et aux sciences.
L'apprentissage élémentaire de celles-ci ne peut se séparer de la
langue.
Ainsi en est-il
de leur développement. Comme la grammaire est à la racine du
raisonnement, et que chaque langue a une grammaire différente, on ne
réfléchit pas exactement de la même façon en français, en
allemand, en anglais, en russe ou en japonais. C'est pourquoi chaque
langue dans laquelle les mathématiques ou les sciences s'écrivent
leur apporte un esprit original, qui ajoute à leur potentiel créatif