Au secours, ma boîte ne parle plus français !

 

Fusions, alliances, rachats... Du jour au lendemain, certaines entreprises françaises obligent leurs cadres à ne plus s'exprimer qu'en anglais. Témoignages de ceux qui ont basculé.

 

Entrée chez Usinor voilà plus de vingt ans, Laurence Gnemmi n'avait jamais eu besoin de son anglais, resté scolaire. Il y a trois ans, elle a dû s'y remettre. Et vite ! La cause ? La fusion d'Usinor avec le luxembourgeois Arbed et l'espagnol Aceralia. Dans le même temps, elle est devenue directrice des ressources humaines et du contrôle de gestion. « Ma nouvelle fonction m'amenait à assister à des comités de direction où les échanges se tenaient uniquement en anglais. Sans oublier que, depuis la fusion, presque toutes les présentations se font dans la langue de Shakespeare ».  Pas d'autre option alors que d'acquérir très vite un bon niveau. Au rythme de trois heures de cours par semaine, elle finit par dominer sa peur de ne pas être parfaite, surtout à l'oral. « Arcelor regroupe des Français, des Espagnols, des Luxembourgeois et des Flamands. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Pour aucun d'entre nous l'anglais n'est la langue maternelle », remarque-t-elle, pas peu fière d'être désormais capable de faire passer des entretiens d'embauche en anglais à des candidats espagnols. « Mieux vaut prendre la pratique systématique de l'anglais comme une opportunité, sinon vous êtes fichu », conseille celle qui, avec le recul, trouve même le pari stimulant.

Comme Laurence, Pascal Day a vécu plusieurs fusions. Dès sa sortie de l'école de commerce en 1993, le jeune diplômé est recruté dans la division agro de Rhône-Poulenc, qui rejoint Aventis CropScience avant d'être rachetée en 2002 par l'allemand Bayer pour former aujourd'hui Bayer CropScience. À chaque alliance, l'anglais gagne du terrain. Au point que la plupart des discussions de travail entre Allemands et Français se font aujourd'hui en anglais. Pascal se prête volontiers au jeu, alors qu'il est germaniste. « Quand je m'adresse à un Allemand dans sa langue, c'est pour une discussion privée. Dès que cela concerne le travail, nous passons à l'anglais », explique ce responsable d'une gamme de produits de lutte contre les moustiques. Et d'ajouter : « Les mémos internes concernant la cantine ou le parc automobile sont en anglais, alors qu'il y a dix ans le français dominait ».  Disposant de bonnes bases de par sa formation initiale, ce cadre de 36 ans n'a pas eu de problème avec l'anglais. Toutefois, quelques efforts ont été nécessaires : « Même si je le parlais bien, je ne connaissais pas le vocabulaire des affaires. J'ai pris la peine d'intégrer les onomatopées, jurons et autres expressions courantes sans lesquels on ne peut pas comprendre l'intégralité du message ».

 

La peur de ne pas être à la hauteur

 

À Altadis, le cigarettier né fin 1999 du mariage de la société française Seita et de l'entreprise espagnole Tabacalera, pas question de privilégier le français par rapport à l'espagnol, ou l'inverse. Une fois encore, c'est l'anglais qui remporte la mise. « Une façon de mettre sur un pied d'égalité les salariés espagnols et français », commente Yves Chidiack, responsable des formations du groupe. La plupart des notes sont rédigées en anglais, comme en témoigne l'invitation 100 % english adressée aux nouvelles recrues pour les convier à un stage d'intégration. « Seuls les détails logistiques sont traduits dans la langue maternelle du stagiaire, pour éviter les grosses erreurs », explique Yves Chidiack, qui assure par ailleurs qu'Altadis a fait le nécessaire pour qu'aucun salarié ne se retrouve en difficulté du fait de son niveau d'anglais. Un vaste programme de remise à niveau a été mis en place, avec incitation des salariés à passer le Test of English for International Communication (TOEIC) en guise de repère.

Chez Renault, ce test sert de baromètre. Depuis son alliance avec le japonais Nissan, en 1999, le constructeur ne dément pas sa volonté d'élever le niveau d'anglais de ses collaborateurs. Lors de l'embauche, la direction exige des cadres un niveau de 750 points (sur 990) au TOEIC. Quant à ceux déjà en place qui n'atteignent pas le minimum requis, ils se voient offrir des cours adaptés. C'est le cas de ce salarié de 45 ans, dans l'entreprise depuis plus de vingt ans : « J'ai passé le TOEIC en 2000. Mon score était médiocre. Grâce à des conversations avec un professeur, j'ai bien progressé».  Lorsque l'anglais a fait son entrée dans la société, il a pourtant ressenti de l'anxiété : « Je n'avais jamais eu à l'utiliser dans ma vie professionnelle, j'avais peur de ne pas être dans le coup ».

Comme Renault, la plupart des sociétés n'ont pas lésiné sur la formation pour accompagner ce changement culturel majeur. Mais la « bascule » linguistique ne se fait pas toujours aussi sereinement que les directions veulent le laisser croire. L'association Le Droit de comprendre, qui défend la langue française, en sait quelque chose. Ces dernières années, les appels de salariés inquiets se sont multipliés. Thierry Priestley, le président, n'hésite pas à parler de fracture sociale. « Face aux consignes, courriels, organigrammes et autres documents tout en anglais, des personnes très compétentes se sentent exclues ».  Si la loi Toubon de 1994 oblige au respect du français dans les sociétés hexagonales, Thierry Priestley déplore la faiblesse des recours possibles. Ne voulant pas se placer en marge du droit, les entreprises préfèrent imposer l'anglais dans les faits. Difficile alors de se battre, comme Jean-Loup Cuisiniez, délégué CFTC, le fait à Axa Assistance. Il y a quatre ans, il s'est insurgé contre la mise en place d'un logiciel de messagerie interne tout en anglais. La direction a fait machine arrière. Depuis, Jean-Loup Cuisiniez reste vigilant et recueille des messages de collègues : « Les gens ont peur de dire qu'ils ne sont pas à l'aise en anglais. Dans un contexte économique difficile, ils craignent que cela ne ressemble à un aveu d'incompétence ».

 

Ce que dit la loi

 

La loi du 4 août 1994, dite loi Toubon, pose le français comme langue du travail. Mais la langue de Molière n'est obligatoire que pour un certain nombre de documents - contrat de travail, règlement intérieur, conventions et accords collectifs, notes sur l'hygiène et la sécurité...

En fait, il n'y a pas de contrôle systématique. Dans son rapport sur l'utilisation du français dans les entreprises, remis au gouvernement en juillet 2003, Catherine Tasca ne relève aucun contentieux sérieux dans ce domaine. Sans compter que les sanctions sont légères : elles ne dépassent pas la contravention de quatrième classe, soit un maximum de 760 euros !


Fanny Guinochet

 

Source : L'Expansion du 26/11/2003