Projet de défense du français

■ Vous utilisiez un "after shave", un "stick large", et un "spray" avant d'aller retrouver cette "pin up" super "cool" en "body", rencontrée au "night-club", le "week-end" dernier ? Vous l'emmeniez à la corrida voir votre cousin matador de toros, et finir la nuit dans une bodega ?... D'ici quelques semaines, ce genre de "speech" risque de devenir "out". Il va falloir que vous perdiez ces mauvaises habitudes accumulées au fil des années. Participez au "brainstorming" actuel pour remplacer les anglicismes par des mots et des expressions 100 % françaises, c'est tellement plus "fun" !

À Nîmes, le "Business Club" !

« Qu'es aco ? »

Avec l'arrivée des beaux jours, il vous faudra manier avec tact et dextérité la langue de Molière, et prévoir, pour cette même soirée, d'utiliser un après-rasage, un bâton déodorant, et un vaporisateur avant d'aller retrouver cette jeune et jolie Nîmoise fort charmante, désirable et détendue, en justaucorps, que vous avez rencontrée lors des congés de fin de semaine dernière, dans une boîte de nuit. Vous l'emmènerez à la foire de printemps voir votre cousin tueur de taureaux, et finirez la nuit dans une buvette.

Notre ministre de la Culture et de la Francophonie veut rendre obligatoire l'usage du français dans la publicité, l'audiovisuel, les lieux publics et les transports. Ce projet de loi, qui sera soumis au Parlement au printemps, est le « prolongement de la loi du 31 décembre 1975 ». Il permettrait de mettre la France en conformité avec les règles de la Communauté européenne. Le français sera « obligatoire » sur le territoire national pour « toute publicité écrite, parlée ou audiovisuelle » lors d'inscriptions ou annonces « dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun. » N'ayez crainte, vous ne risquerez donc rien si vous parlez « franglais » dans les rues de Nîmes !

« Au travail ! »

Avec cette loi de protection de notre langue (dont on ne peut contester le bien fondé dans certains cas), ces messieurs de l'Académie française vont devoir faire des heures supplémentaires pour accoucher de néologismes. Il leur faudra être inspirés pour trouver des termes qui remplaceront les mots empruntés aussi bien à l'anglais, qu'à l'italien ou l'espagnol.

Notre ville est concernée de près : comment faudra-t-il traduire les nombreuses expressions employées dans le milieu de la tauromachie ? Quels mots français remplaceront correctement « corrida, feria, bodega, paseo, no-villa, matador, sangria » ? Les matadors vont-ils accepter d'être baptisés « tueurs » Le terme de « foire » traduit-il convenablement l'idée de la feria ?

Certains termes anglais employés couramment peuvent être remplacés (agité pour "speed", après rasage pour "after-shave", atomiseur ou vaporisateur pour "spray", calme ou détendu pour "cool"...), mais on ne peut en dire autant pour d'autres expressions qui nécessitent une longue périphrase pour les traduire.

Pourquoi faire simple ?

Selon Le Petit Robert, une "pin up" est une « jolie fille ayant du sex-appeal »... il faut donc se reporter plusieurs pages plus loin pour connaître la traduction de "sex-appeal" : « charme, attrait sexuel ». La pin up est donc « une jolie fille ayant un attrait sexuel »... on multiplie ainsi par trois le nombre de mots pour exprimer une même idée ! Autre exemple : un "stick" est un « bâtonnet de fard, de rouge à lèvres, ou un déodorant solidifié sous forme de bâton » ! Comment traduira-t-on "hamburger" ? « bifteck haché de forme ronde, souvent servi dans un pain rond » ? Pourquoi faire simple quand...

Enfin, devra-t-on parler de « rencontre de ballon au pied » pour un match de football, ou de « jeu aquatique de balle à la main » pour le "water-polo" ? On le voit bien, une application restrictive de cette loi mènerait à des aberrations. Plus grave encore, certaines traductions pourraient se révéler traîtresses : comment devra-t-on traduire "joystick" ? « bâton de joie » ?

Heureusement, seuls les affichages publics, l'audiovisuel et la publicité seront concernés. L'homme de la rue pourra donc continuer à parler européen.

 

Jean-François Marty

 

Source : Midi Libre, le dimanche 6 mars 1994

 


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